" Ce n'est pas par hasard que le système de
l'industrie culturelle vient des pays libéraux : ses médias
caractéristiques, en particulier le cinéma, la radio, le jazz et les
magazines ne triomphent-ils pas dans ces pays mêmes ? (...)
(...)
Le premier service que l'industrie apporte
au client est de tout schématiser pour lui. Selon Kant, un mécanisme
secret agissant dans l'âme préparait déjà les données immédiates de
telle sorte qu'elles s'adaptent au système de la Raison pure.
Aujourd'hui, ce secret a été déchiffré. Même si le mécanisme est
planifié par ceux qui organisent les données, c'est-à-dire par
l'industrie culturelle, il est imposé à celle-ci par la force de
pesanteur de la société qui reste irrationnelle en dépit de tous les
efforts entrepris pour la rationaliser ; et cette tendance inéluctable
est transformée par les agences commerciales, de sorte qu'elle donne
l'impression d'avoir été habilement commandée par celles-ci. Pour le
consommateur, il n'y a plus rien à classer, les producteurs ont déjà
tout fait pour lui (...)
(...)
L'industrie culturelle ne cesse de frustrer
ses consommateurs de cela même qu'elle leur a promis. Ce chèque sur le
plaisir que sont l'action et la présentation d'un spectacle est prorogé
indéfiniment. Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l'usine
et au bureau est de s'y adapter durant les heures de loisirs (...)
(...)
C'est là le secret de la sublimation dans
l'art : représenter l'accomplissement comme une promesse brisée :
l'industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime (...)
(...)
À ce propos, comme pour beaucoup de
problèmes du cinéma actuel, notre objection ne vise pas la
standardisation en soi, car des productions telles que les films de
gangsters, les westerns, les films d’horreur, qui ne font pas mystère de
leur modèle, ont fréquemment un pouvoir distrayant supérieur à celui
des productions prétentieuses dites de première classe. Seule est
mauvaise la standardisation de ce qui se prétend unique ou, inversement,
le schéma que l’on déguise pour lui conférer un caractère unique."
T.W. Adorno - M. Horkheimer,
in "La Production industrielle de biens culturelles",
La Dialectique de la raison (1944), Gallimard,1974