dimanche 2 avril 2017

La face inavouée du Capital-2

Les armes à feu comme moteur du progrès technique, 
la guerre comme moteur de l’expansion : 
retour sur les origines du travail abstrait

"Il est un mythe tenace entre tous, issu des Lumières, selon lequel le système moderne de production de marchandises aurait émergé d’un « processus de civilisation » (Norbert Elias) et résulterait, en rupture avec la culture barbare de ce que l’on nomme le Moyen Age, d’une combinaison du doux commerce, de l’industrieux esprit bourgeois et d’un certain nombre d’audacieuses inventions et découvertes scientifiques permettant l’amélioration du bien-être des hommes. Quant à l’auteur de tous ces bienfaits, s’autoproclamant « sujet autonome » moderne, il se serait de lui-même émancipé des chaînes de la paysannerie féodale afin de jouir de la « liberté individuelle ». Quel dommage, vraiment, que le fruit d’une telle combinaison de pures vertus et de progrès soit caractérisé par la pauvreté de masse, la misère, les guerres et les crises globales, et la destruction complète du monde !
 
La nature destructrice et meurtrière de la société moderne nous invite à en chercher les origines ailleurs que dans cette fable idéologique officielle. Depuis que Max Weber a mis en évidence le lien philosophique entre protestantisme et capitalisme, le récit des débuts de la modernité n’a été que très grossièrement interrogé, et jamais de façon critique. Par une sorte de « ruse de la raison » bourgeoise, les concepts et les phases de développement aboutissant au monde moderne ont été en grande partie occultés afin que puisse briller d’une pureté trompeuse l’aube de la liberté bourgeoise et du capitalisme marchand déchaîné. Une autre approche de l’histoire est toutefois possible, suivant laquelle les origines du capitalisme à l’époque prémoderne ne se trouveraient nullement dans une expansion pacifique des marchés mais seraient au contraire de nature militaro-économique. 

En effet, on connaissait dès l’Antiquité l’usage de la monnaie et les échanges de marchandises, le commerce extérieur et les marchés à plus ou moins grande échelle, sans pour autant qu’apparaisse jamais l’économie de marché totalitaire moderne. Car, comme l’a bien vu Marx, ces échanges restaient cantonnés à des « niches économiques » en marge de l’économie paysanne de subsistance. On trouve même chez Weber l’idée bien établie que les causes du décollage d’un système où l’argent est un « sujet automate s'auto-reproduisant » (Marx) ne peuvent résider dans la seule révolution intellectuelle protestante mais devraient être recherchées peut-être du côté de l’invention des armes à feu et des premiers pas des institutions militaires modernes. Mais Weber, nostalgique notoire de l’impérialisme allemand, n’avait évidemment guère de raison d’affiner et de systématiser cette idée. Quant à l’historien Werner Sombart, s’il avait avec Kriegund Kapitalismus (1913) explicitement attiré l’attention sur les racines militaro-économiques de la modernité, lui non plus ne poussa pas plus avant dans cette direction (...)

Un demi siècle devait s’écouler avant que le lien entre genèse du capitalisme et « économie politique des armes à feu » ne resurgisse, en allemand sous la plume de l’économiste Karl Georg Zinn (Kanonen und Pest, 1989) et en anglais sous celle de l’historien Geoffrey Parker (The Military Revolution,1988). Bien que ces travaux contiennent des éléments accablants, ils ne sont toutefois pas exempts de traits apologétiques. La récit enjolivé de la modernisation, tel que nous l’ont légué les Lumières, continue d’embrumer nos esprits. Les insuffisances du matérialisme historique...On pourrait penser que l'une des tâches de la critique radicale d’obédience marxiste consiste à se saisir de ce que la théorie bourgeoise a passé sous silence et à le développer. Après tout, Marx lui-même n’avait-il pas analysé non seulement la logique destructrice du « sujet automate » incluse dans une forme sociale (le « travail abstrait ») détachée des besoins, mais également – notamment dans le chapitre du Capital traitant de la « prétendue “accumulation initiale” » – décrit sans fard l’histoire rien moins que civilisée du capitalisme ?
 
Malheureusement, même dans cette description, les origines militaro-économiques de la logique capitaliste demeurent sous-estimées. Et, après la mort de Marx, le marxisme se garda bien d’effleurer la question ; l’histoire des phases préindustrielles de mise en place du système de production était dérangeante car étrangement ambiguë, y compris sous l’angle de la doctrine marxiste. En fait, l’une des raisons pour lesquelles cette corrélation, si inacceptable aux yeux des apologistes bourgeois, devait être laissée de côté même par les marxistes réside dans la théorie marxienne. Un élément essentiel du matérialisme historique consiste à montrer l’histoire comme une succession de phases de développement « nécessaires » où le capitalisme vient trouver sa place et se voit même confier une « mission civilisatrice » (Marx). Cette vision, que nous ont transmise la philosophie bourgeoise des Lumières et Hegel, puis qui se concrétisa dans le socialisme, s’accorde pourtant très mal avec une historiographie anti-civilisatrice dans laquelle le capital arrive au monde – selon les mots de Marx – « dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores ».
 
A fortiori allait-il à l’encontre du matérialisme historique d’imaginer que la logique de l’exploitation et du travail abstrait ne soit pas née du développement des forces productives «dans le sein même» des sociétés agraires prémodernes, mais au contraire, du seul « développement de forces destructrices » prenant la forme d’un principe extérieur qui s’impose à l’économie agricole de subsistance et l’étouffe au lieu de se développer à partir de ses bases étroites. Les marxistes, afin de ne pas mettre en péril leur philosophie méta-théorique de l’histoire, laissèrent donc dans l’ombre le récit des phases primitives du capitalisme ou le déclarèrent mensonger. Il faut voir là, de toute évidence, la peur de donner du blé à moudre à la pensée réactionnaire. Mais il s’agit d’une fausse alternative, de celles qui jaillissent sans cesse des contradictions de l’idéologie bourgeoise. La mythologie du progrès forgée par les Lumières, d’une part, le pessimisme culturel réactionnaire et le romantisme champêtre, de l’autre, sont les deux faces d’une même médaille. La quête d’une ontologie positive est à la base de ces deux visions de l’histoire.
 
Si l’on fait l’hypothèse que la pulsion négative prévaut et permet de « renverser tous les rapports où la nature humaine est dégradée » (Marx), alors nulle construction ontologique n’est nécessaire. On serait tenté d’en conclure que les concepts du matérialisme historique ne sont valides que pour la seule forme sociale capitaliste. Quoi qu’il en soit, la question se pose de savoir comment au juste le mode de production capitaliste a pu émerger de l’« économie politique des armes à feu » ?."

(Robert Kurz, Revue Jungle World - Janvier 2002) 


La face inavouable du Capital - 1

"Avant le capitalisme, la violence a un rôle extra-économique. Avec le capitalisme et le marché mondial, la violence prend un rôle économique dans l'accumulation. Et c'est ainsi que l'économique devient dominant. Non que les rapports économiques coïncident avec les rapports de force, mais ils ne s'en séparent pas. Et l'on a ce paradoxe : l'espace des guerres, pendant des siècles, au lieu de sombrer dans le néant social, devient l'espace riche et peuplé, le berceau du capitalisme. Ce qui mérite attention. 

Il s’ensuit la constitution du marché mondial, la conquête des océans et des continents, leur pillage par les pays européens : Espagne, Angleterre, Hollande, France. Ces expéditions lointaines exigent des ressources autant que des buts et des fantasmes, l’un n’empêchant certes pas l’autre ! Le centre du processus historique, où se situe-t-il ? Le foyer ardent, le creuset d’où irradient ces forces créatrices et catastrophiques, c’est la région qui reste à ce jour la plus industrialisée d’Europe, la plus soumise aux impératifs de la croissance : Angleterre, France du nord, Pays-Bas, région entre Loire et Rhin. 

Le négatif et la négativité, ces abstractions philosophiques, prennent une forme concrète quand on les pense dans l’espace social et politique. En s’inspirant de Marx, beaucoup d’historiens ont cherché une explication économique de ces violences ; ils ont projeté sur le passé un schéma postérieur, acceptable pour la période impérialiste. Ils n’ont pas cherché comment l’économique devient prédominant, ce qui définit (conjointement avec d’autres déterminations : la plus-value, la bourgeoisie et son Etat) le capitalisme. Ils n’ont pas bien compris la pensée de Marx, à savoir que l’historique domine avec ses catégories pendant une certaine période, puis se subordonne à l’économique au XIXe siècle. 

Veut-on remplacer l’explication ‘‘économiste’’ de l’histoire par un schéma ‘‘polémologique’’ ? Pas exactement. La guerre a été injustement classée parmi les principes destructeurs et mauvais, opposés aux bons principes créateurs ; alors que l’économique se posait, par la voix des économistes, comme ‘‘productif’’ positivement et pacifiquement, les historiens jugeaient les guerres : méchantes actions, résultat de passions néfastes, l’orgueil, l’ambition, la démesure. Cette pensée apologétique, encore répandue, a mis entre parenthèses le rôle de la violence dans l’accumulation capitaliste, la guerre et les armées comme forces productives. Ce que pourtant Marx avait indiqué et même souligné d’un trait bref mais énergique. Que produit la guerre ? 

L’Europe occidentale, espace de l’histoire, de l’accumulation, de l’investissement, base de l’impérialisme dans lequel l’économique triomphe. La vie de cet espace, de ce corps étrange, c’est la violence, tantôt latente, ou se préparant, tantôt déchaînée, tantôt en proie à elle-même, tantôt déferlant sur le monde, se célébrant dans les arcs (romains de provenance), les portes, les places, les voies triomphales. […] Les hommes qui firent l’histoire, des simples soldats aux maréchaux, des paysans aux empereurs, voulaient-ils l’accumulation ? Certes non. Plus finement qu’au moment où se constituait l’analyse du temps historique, aujourd’hui qu’il se désagrège, ne convient-il pas de distinguer les motivations, les raisons et les causes, les buts, les résultats ? 

L’orgueil et l’ambition ont fourni plus d’un motif ; les luttes furent souvent dynastiques quant aux résultats, ils se constatent ‘‘après coup’’. Et l’on revient à une formulation dialectique plus acceptable que les vérités historiques assénées dogmatiquement, à la pensée célèbre de Marx : les hommes font leur histoire et ne savent pas qu’ils la font"

(Henri Lefebvre, La production de l'espace, Anthropos, 1974, pp. 318-320)




samedi 1 avril 2017

Panoptique...




Le panoptique est un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, à la fin du XVIIIe siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif  devait ainsi donner aux détenus le sentiment d'être surveillés constamment et ce, sans le savoir véritablement, c'est-à-dire à tout moment. Le philosophe et historien Michel Foucault  dans "Surveiller et punir" (1975), en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire axée sur le contrôle social. 

Point de vue de l’Aranea

    Ils avaient cherché refuge dans ces pierres ancestrales, accumulées les unes sur les autres depuis longtemps, et soudées par la magie d’...