vendredi 27 décembre 2019

Ce que imaginer veut dire...


" Ce n'est pas par hasard que le système de l'industrie culturelle vient des pays libéraux : ses médias caractéristiques, en particulier le cinéma, la radio, le jazz et les magazines ne triomphent-ils pas dans ces pays mêmes ? (...)
(...) 
Le premier service que l'industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui. Selon Kant, un mécanisme secret agissant dans l'âme préparait déjà les données immédiates de telle sorte qu'elles s'adaptent au système de la Raison pure. Aujourd'hui, ce secret a été déchiffré. Même si le mécanisme est planifié par ceux qui organisent les données, c'est-à-dire par l'industrie culturelle, il est imposé à celle-ci par la force de pesanteur de la société qui reste irrationnelle en dépit de tous les efforts entrepris pour la rationaliser ; et cette tendance inéluctable est transformée par les agences commerciales, de sorte qu'elle donne l'impression d'avoir été habilement commandée par celles-ci. Pour le consommateur, il n'y a plus rien à classer, les producteurs ont déjà tout fait pour lui (...)
(...)
L'industrie culturelle ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu'elle leur a promis. Ce chèque sur le plaisir que sont l'action et la présentation d'un spectacle est prorogé indéfiniment. Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l'usine et au bureau est de s'y adapter durant les heures de loisirs (...) 
(...) 
C'est là le secret de la sublimation dans l'art : représenter l'accomplissement comme une promesse brisée : l'industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime (...)
(...)
À ce propos, comme pour beaucoup de problèmes du cinéma actuel, notre objection ne vise pas la standardisation en soi, car des productions telles que les films de gangsters, les westerns, les films d’horreur, qui ne font pas mystère de leur modèle, ont fréquemment un pouvoir distrayant supérieur à celui des productions prétentieuses dites de première classe. Seule est mauvaise la standardisation de ce qui se prétend unique ou, inversement, le schéma que l’on déguise pour lui conférer un caractère unique."
T.W. Adorno - M. Horkheimer, 
in  "La Production industrielle de biens culturelles",  
La Dialectique de la raison (1944), Gallimard,1974

Ce que lire veut dire...


" L'écriture qui avait trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait son existence autonome, est inexorablement tirée dans la rue par les réclames et subordonnée aux hétéronomies brutales du chaos économique. C'est le sévère parcours scolaire de sa nouvelle forme. Si elle commença il y a des siècles à s'incliner peu à peu, de l'inscription verticale à l'écriture manuscrite reposant penchée sur des pupitres, pour finalement se coucher dans l'impression du livre, elle commence maintenant, non moins lentement, à se redresser du sol. Depuis, le journal est lu à la verticale plus qu'à l'horizontale, le cinéma et la publicité poussent complètement l'écriture à la verticale dictatoriale. Et avant que le contemporain n'en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon si dense de lettres changeantes, colorées et en bataille s'est abattu sur ses yeux, que ses possibilités de pénétration dans le silence archaïque du livre sont devenues infimes. "


(Walter Benjamin, Sens Unique (1928-1934), Editions Klincksieck, 2019)



jeudi 26 décembre 2019

Ce que écririre veut dire...

« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l’homme libre. Si l’homme tourne décidément à l’automate, s’il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d’un écran, ce dernier finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines suppléeront : il se laissera manier l’esprit par un système de visions parlantes : la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l’effort et l’attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche et de l’imagination particulière : tout y sera ,moins l’esprit. Cette loi est celle du troupeau »

(André Suarès, En marge d’un livre, Hors commerce, 1939)


 

jeudi 10 janvier 2019

Contre le Totaltarisme qui est là - 2

Prolégomènes à l'action :

En 1987 (cela fait maintenant 32 ans) Guy Debord publiait son ouvrage “Commentaires sur la Société du Spectacle”1. Au delà d'une lecture par trop partisane, - qui voyait encore à travers la plume de l'ex leader situationniste, le mode d'emploi de la révolution en kit – peu d'analyses ont été faites sur les mutations épistémologiques et conceptuelles que le capitalisme mutant des années 1990 allait entrainer dans les sociétés contemporaines, quel que soit le stade de développement atteint. Guy Debord y déroulait ce qu'il appelle cinq traits caractéristiques des sociétés surdéterminées par la logique du capital :

1/ la fusion économico-étatique : tendance manifeste de l'après “trente glorieuses” avec la disparition totale du modèle communiste, (autre forme d'organisation dont l’histoire a montré les limites) et l'avènement de l'Etat Démocratique Entreprise. L'alliance défensive et offensive conclue entre économie et état, leur assure les plus grands bénéfices, dilue le pouvoir. Chacune possède l'autre, il devient dès lors absurde de les opposer, et l'individu ne sait plus qui lui parle. (Scandale des catastrophes dites écologiques, scandale des économies informelles de type maffia, scandale des ventes d'armes aux dictatures, scandales juridico-politico-financiers, scandales de société: sang contaminé, exclusions, justice à plusieurs vitesses...)

2/ la notion du présent perpétuel : Révolution technologique sans précèdent, le passage de la culture de l'écrit (distance donc analyse) à la culture de l'image (brute, sans recul, enivrante parce que associée au fantasme de l'ubiquité) puis à celle du umérqiue qui déjoue les frontières de l'espace et du temps, abolit la notion de Temps Historique, Au coeur même de l'information permanente par l'image, c'est l'histoire et ses leçons critiques qui est happée par sa disparition .Il y a annulation de la durée, du temps différé, de l'ailleurs, annulation des causes et des effets, et centration sur des évènements s'enchaînant les uns aux autre, vides se sens, non articulés. (Paradoxes des images: , sport/conflits nationalistes/communautés, illusions/néo religions/ guerres de conquêtes, commémorations grandiloquentes / négation du droit à l'auto-détermination...)

3/ le renouvellement technologique permanent : constitutif de la société industrielle puis post-industrielle, il consacre l'avènement d'un nouvelle forme de Pouvoir, celui accordé aux experts et aux spécialistes. .L'individu est ainsi livré aux mains d'hommes/femmes parfois dépourvus de toute conscience critique, mais hyper spécialisés. L'individu n'est plus citoyen mais objet: son avenir est lié à leurs calculs, à leurs prévisions, toujours statistiques donc incontournables, et à leur conception non homogénéisée du monde. (Dérapages des neurosciences, de la bioéthique, des prévisions boursières, de la sondocratie appliquée à la politique et à l'information,...)

4/ Le Faux sans réplique : l'absence de toute forme critique d'organisation du monde, la victoire uniforme du même modèle (libéral-social-démocrate) rend caduque toute notion objective du vrai et du faux. Le Vrai dans le meilleur des cas se trouve réduit à l'état d'une hypothèse jamais démontrable, il cesse d'exister et donne une qualité toute nouvelle au Faux, qui fait disparaître peu à peu la conscience réflexive et critique, donc le politique, la confrontation et les éléments positifs de justice, etc. (Doutes médiatisés de l'honnêteté des politiques, des oeuvres humanitaires, des nouvelles notions géopolitiques comme Ordre Mondial, Ingérence, doute sur la justice, la solidarité)
 
5/ le Secret Généralisé : conséquence logique des quatre traits précédents, il se tient derrière l'information permanente en flux continu -ne distinguant plus les hiérarchies dimportance - sans cesse réversibles du Vrai au Faux, masquées par le confort technologique et l'anonymat des experts. (Montée exponentielle des théories du complot, Non connaissance des enjeux planétaires, démographiques, climatiques, géo-technologiques, géo-stratégiques, bio-éthiques, des neurosciences et de l'intelligence artificielle)

Ces cinq grands traits à l'apparence abstraits, éloignés du quotidien de vie de tout un chacun et de la réalité matérielle contingente, sont pourtant étroitement imbriqués les uns aux autres et rendent:
- les sources du pouvoir réel (économique et financier) invisibles donc incontrôlables ;
- les origines des conflits floues et systématiquement liées par les médias aux conjonctures quand elles relèvent en vérité de la structure (le marché) et de sa logique (la logique fétichiste de la valeur) ;
- les groupes de pression concurrents, sclérosés sur leur réalité, donc sans cesse en conflits (unité ou démarche propre) quand liés par les mêmes préoccupations si finement découpées.
- les individus écartés les uns des autres, confinés à l'ère du micro-privé, de "la religion absurde du narcissisme2 et de la conscience politique mineure.
 
De tels constats - qui sont observables en tous lieux (industriellement et/ou démocratiquement développés ou non) nous amènent à requestionner la problématique orwellienne d'un totalitarisme soft, consciemment ou inconsciemment consenti ? à travers lequel les sujets renoncent à l'exercice de la conscience critique  au profit d'un illusoire confort de vie dominé par la matière; et qui de fait constitue leur aliénation quotidienne. À travers la lecture des deux auteurs sus-cités mais aussi d'autres comme C..Lefort, E. Levinas et H. Arendt ainsi que l’analyse du rôle des marchandises dans les régimes totalitaires du XXè siècle, cette nouvelle forme de totalitarisme peut se décliner sous trois registres d'analyse critique ::
Le premier registre est celui d'une psycho-socio-anthropologie des corps L’idée du corps, premier pôle autour duquel cette lecture de la domination totalitaire s’articule, provient notamment des travaux de C. Lefort 3. M. Abensour discerne dans l’oeuvre de Lefort une double théorisation du totalitarisme ou, plutôt, une réorientation progressive de sa lecture du totalitarisme. Dans un premier temps, C. Lefort conçoit le totalitarisme comme l’émergence d’un mode de socialisation inédit dont l’objectif est la négation de toute division au sein de la société. Cette conception correspond à l’époque de la revue Socialisme ou Barbarie et des travaux de C. Lefort sur la bureaucratie, conçue comme moyen du capitalisme d’État, du parti totalitaire et de l’appareil bureaucratique, le système totalitaire met en place un mode de socialisation marqué par « une tendance à l’intégration sociale absolue ; l’imposition d’un système normatif hégémonique ; [et] une société de contrainte totale  4» et qui a pour objectif de créer une société homogène, c’est-à-dire dépourvue de clivages politiques. Si cette première conception du totalitarisme s’inscrit sous le signe de Karl Marx et d’une pensée « marxiste » autre que sa réduction idéologique, la seconde tient à une découverte de Nicolas Machiavel et aux longues années de travail que C. Lefort a consacrées à déchiffrer les écrits du secrétaire florentin. Au coeur du magistral Travail de l’oeuvre Machiavel5 se trouve l’idée d’une « division originaire du social » selon laquelle toute cité est divisée entre deux « humeurs » ou deux désirs : celle des grands (du petit nombre), qui désirent dominer, et celle des petits (du grand nombre), qui désirent la liberté. C’est à partir de cette division première et inéluctable que C. Lefort va penser à nouveaux frais la question totalitaire. Car, pour lui, tout régime politique se distingue par le sort qu’il réserve à la division originaire du social. La démocratie, par exemple, se caractérise par une volonté d’exposer la division des désirs et elle s’actualise grâce à la présence, au coeur de ses instances politiques, du conflit qui en découle. En revanche, le totalitarisme nie l’existence d’une division en son sein et cherche à dissimuler le conflit et donc à mettre de l’avant une vision harmonieuse de la société.
Le deuxième registre emprunte davantage au champs de l'économie politique, de la sociologie, donc de l'histoire. Tous ces champs de constructions sociales des savoirs, où il s'agit de donner « corps » aux idées d’une société réconciliée et d'un « Peuple/Un ». Des mécanismes interviennent alors permettant de construire l’illusion d’une totalité unifiée. Ce sera notamment la tâche de l’Égocrate, à savoir le chef politique suprême « en qui se réalise” fantastiquement l’unité d’une société purement humaine. Avec lui s’institue le miroir parfait de l’Un qui concentre en sa personne la puissance sociale et, en ce sens apparaît (et s’apparaît) comme s’il n’avait rien en dehors de soi, comme s’il avait absorbé la substance de la société. L’Égocrate effectue l’incorporation du social en incarnant le pouvoir politique et social, ce qui permet aux hommes de se sentir « Un » à travers l’image de son corps. Cette dernière permet par conséquent une consolidation de l’unité imaginaire du peuple. Cette négation de la division interne implique également la désignation d’un « Autre » nuisible, voire « maléfique », qu’il faut absolument éliminer du corps social afin d’en conserver l’unité et la pureté premières. Il y a dès lors une « institution continue » plutôt qu’une genèse du totalitarisme qui se réalise à la faveur de l’image du corps et qui ne cesse de modifier les frontières du dehors et du dedans, pris qu’il est dans le double mouvement nécessairement conjoint de l’insertion et de l’exclusion. Cet « Autre », ainsi que l’exclusion qui lui est liée, renforce aussi le sentiment d’appartenance et le phantasme de l’unité. Pensé à partir de la division originaire du social et l’image du corps, le totalitarisme soft apparaît dès lors comme une expérience « post-démocratique ». Autrement dit, le totalitarisme se présente comme une réponse possible aux apories engendrées à la fois par la fin du keynésianisme et par l’avènement de la démocratie du droit individuel. Ce sera donc seulement à partir d’une connaissance de la démocratie que le totalitarisme devient pleinement intelligible. Comme l’affirme M. Abensour, le totalitarisme est une « formation sociale qui est née d’un refus généralisé des transformations politiques essentielles qui définissent la révolution démocratique moderne6». Ainsi, si le régicide français a pour effet d’éliminer les deux corps du roi  (symbolique et physique) et de rendre au peuple son indétermination première, force alors est de constater que le totalitarisme, plutôt que de laisser libre cours à cette indétermination comme le fait la démocratie, tente d’» actualiser » le peuple, de lui conférer une identité substantielle qui s’incarne dans l’Égocrate. Que ce soit la glorification du peuple en tant que classe élue ou en tant qu’incarnation d’une « race » dite supérieure, les systèmes totalitaires refusent l’indétermination et la pluralité inhérentes aux devenir universel du monde unifié par la marchandise.. Ils accordent au peuple une identité irrécusable.
Enfin le troisième registre concerne la dimension ontologique et philosophique Sous l’effet conjugué de l’image du corps, de l’être-rivé ainsi que de la compacité, les processus totalitaires ont pour effet paradoxal de mettre un terme à la politique et donc à la notion même de régime. On sait depuis Harendt7 que les entreprises totalitaires sont des entreprises de mise à mort de la politique sous le signe de l’entrée en servitude du dèmos. Mais, en dépit de ce constat,la réflexion contemporaine sur le totalitarisme reste en proie à une « mésinterprétation » quant à sa nature réelle ; mésinterprétation dont les effets sont hautement problématiques pour le vivre-ensemble démocratique. Selon Guy Debord (repris par M. Abensour) le totalitarisme représente non pas une tentative de politisation à outrance mais bien le « tombeau de la politique. L’alternative interprétative est alors double : soit le totalitarisme marque un excès de politique, soit le totalitarisme marque une destruction de la politique. Si la première hypothèse est vraie, à la sortie de la domination totalitaire, les êtres humains soucieux de ne pas retrouver ce type de régime doivent se désinvestir de la politique, s’en détourner et donc préserver un espace au mieux minimal pour les choses politiques. En revanche, si le totalitarisme implique la ruine de la politique, force alors est de constater qu’à la sortie de la domination totale, il importe de redécouvrir la politique, sa consistance irréductible et sa  dignité » propre »8
 À la sortie de la domination totalitaire réifiant à la fois les corps, les relations inter-susbjectiives mais aussi la pensée collective, il incombe donc de redécouvrir la politique, au sens raisonné défendu par les auteurs de la Théorie Critique, dune dialectique -parfois retorse - entre domination et émancipation. Mais, pour effectuer cette redécouverte, il faut un renouvellement de la pensée du politique, qui, plutôt que de l’installer dans la résolution des énigmes de l’existence, reste une réflexion « à l’écart de toute idée de solution, pratiquée comme une interrogation sans fin sur le monde et le destin des mortels qui habitent la terre.Si sa lecture du totalitarisme marque un approfondissement de la critique de la domination, il nous faut la pensée du politique à l’écart de la domination, c’est-à-dire dans son rapport à un tiers toujours un eu abstrait mais instituant. Cette pensée de l’émancipation prend la forme d’une triple articulation visant à penser autrement la question politique en repérant les points aveugles de notre tradition de pensée politique : (1) un Contre Hobbes, (2) un rapport à l’utopie et (3) une définition « non orthodoxe » de la démocratie. Chacune de ces articulations se nourrit des enseignements sur le totalitarisme et présente une lecture du vivre-ensemble autre que celle communément admise par la philosophie politique ou par le sens commun.
1 Guy Debord : Commentaires sur la société du spectacle, Editions Gérard Lebovici, Paris, 1988, 113 p
2 Anselm Jappe : La société autophage : Capitalisme, démesure et autodestruction, La découverte, Paris, 2017, 248 p
3 Miguel Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort », dans La démocratie à l’oeuvre, sous la dir. de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, Éditions Esprit, 1993, p. 79.
4 Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p 89
5 Claude Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1986, p 72
6 Miguel Abensour, op cité, p 125
7 Annah Arendt : Les origines du totalitarisme, (Tome 3) le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972
8 M. Abensour, « De quel retour s’agit-il ? », Les Cahiers de philosophie, no 18, 1994-1995, p. 5-8. 



mercredi 9 janvier 2019

Contre le Totalitarisme qui est là - 1

BANALITES DE BASE :

1807
Le terme visé est le discernement par l'esprit de ce qu'est le savoir. L'impatience réclame l'impossible, c'est-à-dire d'atteindre le terme visé sans les moyens. Pour une part, il faut supporter la longueur de ce chemin - pour une autre part, il faut séjourner auprès de chacun.
(G-W-F. Hegel, in Phénoménologie de l'esprit)
1823
L'histoire mondiale est le progrès dans la conscience de la liberté(...) La raison a régné et règne dans le monde, et donc aussi dans l'histoire mondiale.(...) L'histoire et l'expérience enseignent que les peuples n'ont absolument rien appris de l'histoire (…) L’histoire n’est pas le terrain du bonheur ; car les périodes de bonheur sont pour l’histoire des pages vides. (…) La bravoure des Européens s’est transformée en une belle chevalerie en Espagne, au contact des Arabes, qui ont également diffusé les sciences, ainsi que les œuvres classiques des Anciens sur lesquelles ils ont exercé de l’influence.

(G-W-F. Hegel, in La Philosophie de l'Histoire)
1843
La théorie se change [...] en force matérielle dès qu'elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses, dès qu'elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c'est saisir les choses à la racine, mais la racine, pour l'homme, c'est l'homme lui-même.(...° De ce point de vue , la misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l’opium du peuple.

(K.Marx , in Critique de la philosophie du droit de Hegel)

1871
Je fais remarquer une fois pour toutes que j'entends par économie politique classique toute économie qui, à partir de William Petty, cherche à pénétrer l'ensemble réel et intime des rapports de production dans la société bourgeoise, par opposition à l'économie vulgaire qui se contente des apparences, rumine sans cesse pour son propre besoin et pour la vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés par ses prédécesseurs, et se borne à ériger pédantesquement en système et à proclamer comme vérités éternelles les illusions dont le bourgeois aime à peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles(...) Dans un tel contexte, le capital est du travail mort, qui ne s'anime qu'en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d'autant plus vivant qu'il en suce davantage.


(K.Marx , in Le Capital-Livre Premier)

1920
Il est cependant incontestable que la substitution du principe de la réalité au principe du plaisir n'explique qu'une petite partie de nos sensations pénibles et seulement les sensations les moins intenses. Une autre source, non moins régulière, de sensations désagréables et pénibles est représentée par les conflits et les divisions qui se produisent dans la vie psychique, à l'époque où le moi accomplit son évolution vers des organisations plus élevées et plus cohérentes. (…) Les détails du processus à la faveur duquel le refoulement transforme une possibilité de plaisir en une source de déplaisir ne sont pas encore bien compris ou ne se laissent pas encore décrire avec une clarté suffisante, mais il est certain que toute sensation de déplaisir, de nature névrotique, n'est au fond qu'un plaisir qui n'est pas éprouvé comme tel.
(S Freud, in Au delà du principe de plaisir)

1922
La plus grande infamie ici-bas est que personne ne veuille prendre sur soi la famine des nécessiteux, les grands de ce monde font ce qui leur plaît (...) Voyez donc, le comble de l'usure, du vol et du brigandage, voila nos seigneurs et nos princes. Ils s'approprient toute créature (...) Il faut que tout leur appartienne. Ensuite ils notifient aux pauvres le commandement de Dieu disant : Dieu l'a prescrit, tu ne dois point voler ! Mais , pour leur compte, ils ne se croient pas tenus d'obéir à ce précepte (...) Ils se refusent à supprimer ce qui provoque la révolte ; comment les choses, à la longue, iraient-elles mieux ? Mais, si je parle de la sorte, on me traite de séditieux, allons donc !
(E. Bloch in Thomas Munzer, théologien de la révolution)

1923
L'ouvrier est placé dans son être social immédiatement et complètement du coté de l'objet : il apparaît immédiatement comme objet et non comme acteur du processus social du travail.(...) Le caractère spécifique du travail comme marchandise, qui sans cette conscience est un moteur inconnu de l'évolution économique, s'objective lui-même par cette conscience. Mais en se manifestant, l'objectivité spéciale de cette sorte de marchandise, qui, sous une enveloppe réifiée, est une relation entre hommes, sous une croûte quantitative, un noyau qualitatif vivant, permet de dévoiler le caractère fétichiste de toute marchandise, caractère fondé sur la force de travail comme marchandise.
(G. Lukacs, in Histoire et conscience de classe)


1929
La masse des employés se distingue du prolétariat ouvrier par le fait qu'elle se trouve spirituellement sans abri. Elle ne peut pour le moment trouver le chemin qui la conduirait chez les camarades, et la demeure des concepts et des sentiments bourgeois, où elle résidait, n'est plus que ruines, car l'évolution économique en a sapé les fondements. Elle ne dispose actuellement d'aucune doctrine vers laquelle se tourner, d'aucun but qu'elle puisse interroger. Elle vit donc dans la crainte de se tourner vers quoi que ce soit, et de pousser l'interrogation jusqu'à ses dernières conséquences.
(S. Kracauaer, in Les Employés : aperçus de l'Allemagne nouvelle)

1932
La science a beaucoup d'ennemis déclarés, et encore plus d'ennemis cachés, parmi ceux qui ne peuvent lui pardonner d'avoir ôté à la foi religieuse sa force et de menacer cette foi d'une ruine totale. On lui reproche de nous avoir appris bien peu et d'avoir laissé dans l'obscurité incomparablement davantage. Mais on oublie, en parlant ainsi, l'extrême jeunesse de la science, la difficulté de ses débuts, et l'infinie brièveté du laps de temps écoulé depuis que l'intellect humain est assez fort pour affronter les tâches qu'elle lui propose.

(S Freud in L'avenir d'une Illusion)
1942
Un tableau de Klee intitulé Angelus Novus représente un ange, qui donne l'impression de s'apprêter à s'éloigner de quelque chose qu'il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées. L'Ange de l'Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparait devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d'accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds. Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s'est prise dans ses ailes et elle est si puissante que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l'avenir auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruine devant lui grandit jusqu'au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c'est cette tempête. "
(W. Benjamin, in Sur le Concept d'Histoire 

1947
La culture de masse procède avec le tragique comme la société totale qui se contente d'enregistrer les souffrances de ses membres au lieu de les abolir. Plus les positions de l'industrie culturelle se renforcent, plus elle peut agir brutalement envers les besoins des consommateurs, les susciter, les orienter, les discipliner (…) Dans le processus de leur production, les images sont pré-censurées conformément aux normes de l'entendement qui, plus tard, décideront de la manière dont il faut les regarder
(M. Horkheimer- T-W. Adorno, in Dialectique de la raison)

1950
La disposition à condamner les autres pour des raisons de morale peut avoir une autre origine : non seulement l'individu autoritaire doit condamner le laxisme moral qu'il voit chez les autres, mais il est réellement poussé à voir en eux des attributs immoraux, que cela soit fondé dans les faits ou non. Il s'agit là d'un autre moyen de contenir ses propres tendances inhibées; il se dit à lui-même, pour ainsi dire : "Ce n'est pas moi qui suis mauvais et qui mérite d'être puni, mais lui.(...) Autrement dit, les propres impulsions inacceptables de l'individu sont projetées sur d'autres individus et d'autres groupes qui sont dès lors rejetés."
(T-W.Adorno, in Etudes sur la personnalité autoritaire)


1951
Celui qu'une logique trop conséquente rend incapable de donner, fait de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée. (…) La frénésie de consommation des produits les plus récents de la technique, (...) fait accepter la camelote la plus éculée et jouer le jeu de la stupidité programmée. Ne jamais se demander à quoi sert un produit, faire comme tout le monde, participer à la bousculade, voilà qui vient remplacer tant bien que mal les besoins rationnels. Leur société de masse n'a pas seulement produit la camelote pour les clients, elle a produit les clients eux-mêmes.
(T-W..Adorno, in Minima Moralia)


1965
Ce que Kracauer, en 1930, diagnostiquait comme culture des employés, la superstructure institutionnelle et psychologique qui, à cette époque, faisait illusion aux prolétaires à col blanc immédiatement menacés par la crise, en leur faisant croire qu'ils étaient quelque chose de meilleur et, ainsi, les retenait à la "perche" de la bourgeoisie - depuis lors, cette superstructure, dans la conjecture longtemps persistante, est devenue l'idéologie universelle d'une société qui se méconnaît elle-même. (…). De Heidegger et de sa pseudo ontologie, rien ne subsiste hormis le jargon.
(T-W..Adorno, in Jargon de l'authenticité)

1964
Ainsi, avoir la liberté économique devrait signifier être "libéré de" l'économie, de la contrainte exercée par les forces et les rapports économiques, être libéré de la lutte quotidienne pour l'existence, ne plus être obligé de gagner sa vie. Avoir la liberté politique devrait signifier pour les individus qu'ils sont "libérés de" la politique sur laquelle ils n'ont pas pas de contrôle effectif. Avoir la liberté intellectuelle devrait signifier qu'on a restauré la pensée individuelle, actuellement noyée dans la communication de masse, victime de l'endoctrinement, signifier qu'il n'y a plus de faiseurs d' "opinion publique" et plus d'opinion publique. Si ces propositions ont un ton irréaliste, ce n'est pas parce qu'elles sont utopiques, c'est que les forces qui s'opposent à leur réalisation sont puissantes.
(H Marcuse, in l'Homme unidimensionnel)


1966
La critique du privilège devient un privilège : tant le train du monde est dialectique. Ce serait une fiction de supposer que, dans des conditions sociales, particulièrement de l'éducation, qui brident, arrangent et estropient de maintes manières les forces productives spirituelles, qu'avec l'indigence qui règne dans le domaine de l'imagination et les processus pathogènes de la petite enfance diagnostiqués par la psychanalyse mais cependant nullement modifié en réalité, tous pourraient tout comprendre ou au moins se rendre compte.
(T-W..Adorno, in Dialectique négative)


1970
Que ce soit dans une philosophie du sujet fondateur, dans une philosophie de l'expérience originaire ou dans une philosophie de l'universelle médiation, le discours n'est rien de plus qu'un jeu, d'écriture dans le premier cas, de lecture dans le second, d'échange dans le troisième, et cet échange, cette lecture, cette écriture ne mettent jamais en jeu que les signes. Le discours s'annule ainsi, dans sa réalité, en se mettant à l'ordre du signifiant.
(M Foucault, in L'ordre ud discours)


1976
Marx commente Aristote comme si ce dernier s'était proposé de résoudre la question quantitative de la valeur d'échange. Mais la question que se pose Aristote est beaucoup plus profonde et va beaucoup plus loin -et c' est une question que Marx croit pouvoir par moment éliminer en se référant « aux lois de l'histoire »(...) La question d'Aristote est la l'énigme du fondement de la communauté politique : koinomia (société) au croisement de païdéïa (création d'individus sociaux) dikalosuné (justice) et allagé (échange) mais comme indissociation des troisiprincipes
(C Castoriadis in Carrefour du Labyrinthe – T1)

1976
C'est la guerre qui est le moteur des institutions et de l'ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix : la guerre, c'est le chiffre même de la paix. Nous sommes donc en guerre les uns contre les autres ; un front de bataille traverse la société tout entière, continûment et en permanence, et c'est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou dans un autre. Il n'y a pas de sujet neutre. On est forcément l'adversaire de quelqu'un.
(M Foucault in Il faut défendre la société

1978
L'usage que le public des lecteurs faisait de sa raison tend à s’effacer au profit des simples "opinions sur le goût et l'attirance" qu'échangent des consommateurs; et même le fait de parler de ce qu'on a consommé, cette "contre-épreuve des expériences du goût", est intégré au processus de consommation même.
(J Habermas in L'Espace Public)

2005
Quand la raison critique se tait, c’est la haine meurtrière qui prend sa place. Alors, le caractère objectivement intenable du mode de production et du mode de vie dominants se traduit dès lors d’une façon non plus rationnelle mais irrationnelle. C’est ainsi que le recul de la théorie critique fut suivi par l’avancée du fondamentalisme religieux et ethno-raciste. Tant que la critique du capitalisme (sous sa forme radicale et émancipatrice) ne renaîtra pas, les accès de paranoïa sociale et idéologique seront la seule et unique aune permettant de mesurer le degré atteint par les contradictions de la société mondiale.
(R Kurz, in Avis aux naufragés)



    dimanche 6 janvier 2019

    Le Désir, c’est la plus-value.

    « Le désir est immanent aux rapports de production. 
    C’est par ces rapports que le besoin se fait 
    désir. », Michel Clouscard (1973)



    Lundi

    Dans le Monde donné, brut, naturel, le « désir » n’existe pas : il n’y a que des rapports humains (non encore « sociaux ») sensuels bruts, naturels ; il n’y a pas d’écart entre nous, de distance (sociale) entre les humains non encore hiérarchisés par la production/consommation du Monde et sa critique. « La vérité est une », naturelle : la vérité de la Nature, la cruauté-sans-cruauté, la sauvagerie sans sadisme, l’ordre naturel des choses.



    Mardi

    Le « désir » est une production anthropologique et, surtout, une consommation culturelle, symbolique. Le « désir », avec ou sans Hegel (et Kojève un de ses plus grands commentateurs des années 30), c’est toujours l’observation et l’examen de ce que « jouir » veut dire ; « jouir » au sens de profiter du Monde comme « stock », en disposer et l’exploiter, le saisir à pleines mains, à pleines dents.



    Mercredi

    Le « désir » est ce qu’est & ce que n’est pas le Travail de l’Esclave soumis à son Maître, c’est-à-dire la lente histoire de la libération de l’Esclave et son appropriation du Monde ou la lente histoire de la culturalisation de la Nature et des hommes. (Le « désir » est — aussi — ce que n’est pas la lente histoire de l’anthropisation de la planète ? C’est-à-dire, d’abord, la production et la consommation soumises du Monde, et ensuite la critique lentement rationnelle de ces soumissions, leur autodépassement, auto-négation de ces liens sociaux inégaux.) Donc « l’Histoire » est la lente histoire de l’anthropisation de l’Esclave et, par conséquent, de manière rétroactive systématique, la lente histoire de l’anthropisation du Maître grâce au Travail soumis et à la consommation soumise de l’Esclave — ce que jouir du travail des autres (du travail concret et de la plus-value) veut dire. CQFD.



    Jeudi

    Le Maître jouit évidemment (du travail soumis et de la consommation soumise) de l’Esclave qui tente de jouir de son travail manuel ou intellectuel pour plaire au Maître et, surtout," ne pas trop souffrir du Monde, de la Nature et des mains, et des dents, du Maître. Cette tension dramatique, ce « jeu » et ses enjeux, ce rapport social primordial entre le Maître et l’Esclave est la définition du « désir » ou la production du désir « entre eux ». Cette tension dramatique du socius est la définition du « désir » ou la production et la consommation du décalage humain et culturel entre eux, c’est-à-dire de leur pseudo-équilibre (lentement démocratique), c’est-à-dire la lutte sociale à mort sublimée et esthétisée dans une société de spectacle, puis du Spectacle — ou, de la Guerre, on est passés à la Politique, et de l’animal politique à l’animalité politisée et porno : lent « autocontrôle », lent « processus de curialisation » et « pacification des mœurs » selon Norbert Elias.



    Vendredi

    Ainsi le « désir », comme phénomène social total, est-il un bien — symbolique et réel, « bien » à la fois concret et « du salut » — de production et de consommation courantes que se distribue inégalement et se partage superficiellement les classes sociales. C’est exactement cela la vie quotidienne, et rien d’autre : la tension entre nous tous, le « désir mimétique » de Simmel, Lacan et Girard ou « l’envie d’avoir envie » chanté par tel ou tel cocaïnomane sympathique. Chaque « part » de ce diable de désir est le champ de bataille d’une lutte symbolique et réelle que l’on nomme « champ » chez Bourdieu et « dépense » chez Bataille.



    Samedi

    Ainsi la fabuleuse histoire du développement des moyens de production et de consommation est-elle l’histoire du désir, liée aux histoires consubstantielles de la Technique et de la Conscience — c’est-à-dire du Travail. En d’autres termes amusants, l’histoire du développement des moyens de production et de consommation sur Terre est l’histoire de la production et de la consommation de classes du désir, de ce que jouir veut dire ; le marketing et le management nomment amusément cela la « segmentation des marchés » et la « différenciation sociale ». TQT.



    Dimanche

    Le Monde se divise alors en deux catégories, comme dirait Blondin : une « classe productrice du désir (et du porno) » et une « classe consommatrice du désir (et du porno) », et une « classe désirante » et une « classe désirable ou désirée » — avec leurs degrés plus ou moins aliénées de liberté-critique. 
     David Morin Ulmann - Nice - Décembre 2018


     

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