mardi 30 septembre 2025

La part muette du monde.


" Il y eut, dans la chambre de l’enfant, un cube noir qui flottait.  Ni lumière, ni spectre, ni silhouette : un bloc de nuit, géométrique, silencieux, suspendu dans l’air comme une énigme faite matière. Il ne bougeait pas, ne parlait pas, ne voulait rien. Il était là — simplement là — au pied du lit, à la bonne distance pour ne pouvoir être ni touché, ni oublié. Et l’enfant sentait sur sa poitrine une pression sans douleur, une densité étrangère qui pesait sur lui sans l’écraser. Ce n’était pas la peur. C’était plus ancien que la peur : c’était la sensation nue que quelque chose est, et que ce quelque chose ne se plie ni aux mots, ni aux histoires."

 (Extrait  de "La part muette du monde" (Observatoire Situationniste, Septembre 2025)

https://observatoiresituationniste.com/2025/09/28/breves-18-la-part-muette-du-monde/



 

 

 

 

dimanche 31 août 2025

La planète malade...


" Les maîtres de la société sont obligés maintenant de parler de la pollution, et pour la combattre  et pour la dissimuler. Car la simple vérité des nuisances et des risques présents, suffit pour constituer un immense facteur de révolte, une exigence matérialiste des exploités, tout aussi vitale que l’a été la lutte des prolétaires du XIXe siècle pour la possibilité de manger."

(...) Le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. Elle ne peut être sauvée que par l’abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort."

(Guy Debord, "La planète malade" Texte rédigé pour le n°13 – jamais publié - de la revue Internationale Situationniste)

 


 

 

mardi 19 août 2025

Comment penser et éduquer après Gaza (2)



" Ils font cause commune avec le monde contre eux-mêmes, et le signe le plus parfait de leur aliénation, l’omniprésente marchandise, et leur propre transformation en appendice de tout le système, est pour eux un mirage où ils voient leur lien avec le monde. 

Les grandes oeuvres d’art et les constructions philosophiques sont restées incomprises non pas du fait de la distance qui les séparait du noyau de l’expérience humaine, mais pour la raison opposée; cette incompréhension pourrait en effet se révéler n’être qu’une trop grande compréhension : la honte d’avoir sa part dans l’universelle injustice deviendrait écrasante si on se mettait à la comprendre ...." 

(T..W. Adorno, Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, Payot)

 


 



 

mercredi 9 avril 2025

Les citations sont utiles dans les périodes d'ignorance et de croyances obscurantistes...


" Partout, avec chaque explosion, la guerre forcé l’écran protecteur des réactions sensorielles, derrière lequel peut se constituer l’expérience, c’est-à-dire la durée qui s’écoule entre l’oubli salutaire et le souvenir salutaire. La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés. Or il n’y a rien peut-être de plus funeste pour l’avenir que le fait qu’à proprement parler bientôt plus personne ne sera en mesure de penser encore à cette guerre, car tout traumatisme et tout choc non surmonté chez ceux qui en reviennent est un germe de destruction à venir. "

(Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée).

 


mardi 11 mars 2025

La vérité ne nous échappera pas...


" Le vrai visage de l’histoire n’apparaît que le temps d’un éclair. On ne retient le passé que comme une image qui, à l’instant où elle se laisse reconnaître, jette une lueur qui jamais ne se reverra. « La vérité ne nous échappera pas » – ce mot de Gottfried Keller caractérise avec exactitude, dans l’image de l’histoire que se font les historicistes, le point où le matérialisme historique, à travers cette image, opère sa percée. Irrécupérable est, en effet, toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé."

(Walter Benjamin, Thèses « Sur le concept d’histoire , 1942)




lundi 23 décembre 2024

A propos de la Littérature....


 

Eloge du Journal ou retour à Mallarmé.

 

« Quant à la critique proprement dite, j’espère que les philosophes comprendront ce que je vais dire :  pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée,  politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ». (Charles Baudelaire, Salon de 1846, in Curiosités esthétiques, Œuvres complètes 1868, p. 77


« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui / Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre / Ce lac dur oublié que hante sous le givre / Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ? » (Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Édition Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, tome I, p 92)


« Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l’ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée. » (René CHAR, Dans la marche. OEuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1983, p. 410).



A l’instar des surréalistes, puis des situationnistes - qui chacun à leurs façons ont essayé en d’autres contingences de questionner la dimension pratique subversive de la poésie et de l’art - nous aimerions ici questionner la dimension opératoire de la critique radicale. Se réclamer d'une telle veine nécessite l'examen lucide d'une répétion formelle qui ne manque pas d' interroger. Une telle exigence concerne l’histoire du XIXè, du XXe et du XXI siècles. Une telle question peut finalement se réduire à celle de savoir si la critique peut se délivrer de l’apanage du style et de la froideur syntaxique, qui trop souvent donnent la fâcheuse impression de tourner à vide.


Ainsi la poésie de Mallarmé fait-elle «événement de la pensée de l’événement», où affirme-t-elle plutôt que « rien n’aura eu lieu », que le XIXe siècle n’a pas eu lieu. Elle affirmerait ainsi son inutilité face à une série d’échecs révolutionnaires qui n’ont pas été capables d’instaurer la liberté, l’égalité et la fraternité, dont rêvaient tous les adeptes de l'émancipation individuelle et collective depuis 1789. De fait Mallarmé affirme que « rien n’a eu lieu ». Le propos est explicite dans « le Coup de dés », et il est articulé aussi nettement qu’obscurément : «  aucune de ces mémorables crises (crise de vers ou crises sociales) n’a eu lieu. » De cette manière, le vers, comme les dés jetés au hasard, ne sont que dans l’instant : on les lance, ils tournoient et retardent indéfiniment la pose du syntagme conclusif !

 

Serait-ce dès lors la question du rapport entre poésie et prose ? Le XIXè fut le siècle du journal. Le XXIè sera celui du buzz cybernétique et virtuel. La question de savoir si quelque chose pourra véritablement avoir lieu consisterait donc à s'emparer sérieusement de la prose. Mallarme encore une fois le dit : « il n’est pas de prose qui ne soit en dernier ressort langue du journal.». Présenter simplement des faits les plus banals de la vie quotidienne et - comme Benjamin - disséquer à plaisir les passages, les chiffoniers et les sens uniques. Soutenir par les détails une pensée de l’histoire et des événements politiques. Penser les « Grands Faits divers» d’une société en décryptant l'envers de ses aspects structuraux et fondamentaux. La critique et defense mallarméenne du journal est en fait, une défense de la réflexion historique.

 

 


 

lundi 26 février 2024

Point de vue de l’Aranea

 

 

Ils avaient cherché refuge dans ces pierres ancestrales, accumulées les unes sur les autres depuis longtemps, et soudées par la magie d’un sablon argileux, où je parcourais des univers fabuleux. J’étais là immobile, sur la paroi verticale d’une pierre d’ardoise brûlante, happant chaque rayon de la lumière solaire nécessaire au tissage de ma toile. Ils m’ont sorti de mon sommeil besogneux, quand j’ai entendu la porte de bois grincer, là-bas au bout de ce long couloir, haut de plafond, où l’escalier de chêne en colimaçon constituait la babel du peuple Araneaen.

Les antennes dressées, abdomen souple sur milles pattes prêtes à défier la gravité, si la loide la prédation l’exigeait. Je les ai observés sans qu’ils me repèrent. Ils se sont assis au bout de la lourde table en bois, où la nuit nous sommes toutes en guerre pour le festin des miettes dérisoires. Car depuis toujours il nous fallait bien nous préserver de la vie – et on le pouvait encore mais pour combien de temps ? – puisque la vie des bipèdes qui nous méprisaient, devenait cette folie et ce désespoir de l’inutile matière.

Ils se sont assis tous les trois, et j’ai vu le plus fin d’entre eux décapsuler ces étranges contenants, se déversant en écume blanche au fond des verres, autant que sur le plateau de nos virées nocturnes. J’ai reconnu l’odeur du houblon, qui dans les vapeurs desséchées de la nuit, occasionnaient les plus cruelles guerres entre nous. Leurs vêtements exhalaient la sueur et les poussières synthétiques de plâtre et d’acier surchauffé. Ils éructaient plus qu’ils ne communiquaient entre eux. Je percevais des sons invraisemblables, qui s’enchaînaient en une spirale synonyme de danger définitif pour le peuple Aranéen.

 

«  - Placoplâtre de 8 ? - Non de 10 avec isolation thermique. Tu les fixes sur tasseaux. Mais avant tu piques ton mur et tu le fixes avec de la chaux vive, tu vois ? - Moi j’s’rai toi, je laisserai le mur nu. Et tu ponces les poutres, c’est tout ! - Il te reste un bière ?»

 

A entendre leurs borborygmes, il me semblait que tout se défaisait, tout s'éloignait de moi, par un impitoyable glissement de non sens. Je ne savais pas les mouvements qui eussent pu les alerter ou les retenir. Autant que les sauver. Mais je commençais à comprendre. A comprendre leur quête futile. Comme toutes celles et ceux qui avaient parcouru cette grande bâtisse depuis son aube. Je découvrais enfin à quoi tenaient les sapiens-sapiens : quelque chose d’inutile, dans un lieu clos sur lui-même. Comme si cela leur était vital, pour qu’ils conservent leur vigueur physique et leur épaisseur charnelle. Il y avait des objets - matière inerte - à quoi ils croyaient tenir, mais ils savaient au fond d’eux-mêmes que ce n'était pas vrai. Ils n’y tenaient pas. Car mêmes leurs livres - fétiches poussiéreux dans lesquels naissent les petits du peuple Araneen – même ces ersatz du bois plein de signes, ne pouvaient les prendre par la main. Cette main ou cette pince qui saisit tendrement le corps, quand la peur vous immobilise. Mais au contraire leurs mains à eux, serraient durement et sans passion les manches d’outils destructeurs, à travers lesquels ils pensaient détenir un accord immémorial, une alliance de l'homme avec la matière. Le minéral, le végétal, même la terre, ils voulaient sans cesse les remodeler, à leur imaginaire désuet. C'était cela à quoi ils tenaient. Transformer ce qui les entourait plutôt que d’oser se transformer eux-mêmes. Plutôt que des voyages et expériences insolites, dangereux, des ambitions vaines d’accumulation et des images éculées, auxquelles ils prétendaient identifier leur destin. Ils ne savaient pas qu’en créant ce qu’ils pensaient un paradis, ils exhumaient leur enfer personnel. C'était leur vie. Ces bipèdes – prétendue espèce supérieure – néanmoins condamnés à l’éphémère, au passage. Ces bipèdes qui ne savaient pas la faute qu'ils expiaient à chaque nouvelle prétention matérialiste. Et qui depuis trop longtemps s'étaient mis en route, sur toutes les routes de Gaïa, à lourdes enjambées résignées, avec le casque e couteau tranchant et les masque, Sans m’en rendre compte je m’étais assoupie sur l’ardoise brûlante ? C’est la violence sonore des coups portés sur la paroi où je parcourais mes voyages insensés, qui m’a fait déguerpir. J’ai dévalé le mur et me suis faufilée dans la brèche du carrelage, menant aux labyrinthes vermoulu de poutres centenaires.


- Vas y au burin ! De toutes façons il faut évacuer toute cette merde de torchis. On va en manger de la poussière. T’as prévu des bières ? »


Je me suis blottie dans un trou de terre mêlée de bois chaud en décomposition. Peu à peu à mesure que je m’enfonçais dans la matière, le silence est revenu. Puis j’ai embarqué dans la mémoire ivre de mes origines et des étoiles. C’est pareil. Depuis plus de 400 millions d'années, nous avions tout connu : de nos origines amphibiques, jusqu’ appendre à ramper, à marcher, à voler. Sans jamais renoncer au mouvement, source de notre avoir incarné dans nos excroissances mandibulaires. Nous n’avions rien. Mais nous savions tout. Ce qui est authentique, ce qui est essentiel. Comme nos ancêtres, nous avions oublié les heures de grelottante nudité. Et pour longtemps encore l’on ignorerait ce qui importe et ce qui n'importe pas. Le peuple aranaen ne changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne Avec les sapiens, tout serait à nouveau caché, couvert, truqué, avec de fausses épaules et des pectoraux rembourrés...

La part muette du monde.

" Il y eut, dans la chambre de l’enfant, un cube noir qui flottait.  Ni lumière, ni spectre, ni silhouette : un bloc de nuit, géométri...