Ils avaient cherché refuge dans ces pierres ancestrales, accumulées
les unes sur les autres depuis longtemps, et soudées par la magie
d’un sablon argileux, où je parcourais des univers fabuleux.
J’étais là immobile, sur la paroi verticale d’une pierre
d’ardoise brûlante, happant chaque rayon de la lumière solaire
nécessaire au tissage de ma toile. Ils m’ont sorti de mon sommeil
besogneux, quand j’ai entendu la porte de bois grincer, là-bas au
bout de ce long couloir, haut de plafond, où l’escalier de chêne
en colimaçon constituait la babel du peuple Araneaen.
Les
antennes dressées, abdomen souple sur milles pattes prêtes à
défier la gravité, si la loide la prédation l’exigeait. Je les
ai observés sans qu’ils me repèrent. Ils se sont assis au bout de
la lourde table en bois, où la nuit nous sommes toutes en guerre
pour le festin des miettes dérisoires. Car depuis toujours il nous
fallait bien nous préserver de la vie – et on le pouvait encore
mais pour combien de temps ? – puisque la vie des bipèdes qui nous
méprisaient, devenait cette folie et ce désespoir de l’inutile
matière.
Ils
se sont assis tous les trois, et j’ai vu le plus fin d’entre eux
décapsuler ces étranges contenants, se déversant en écume blanche
au fond des verres, autant que sur le plateau de nos virées
nocturnes. J’ai reconnu l’odeur du houblon, qui dans les vapeurs
desséchées de la nuit, occasionnaient les plus cruelles guerres
entre nous. Leurs vêtements exhalaient la sueur et les poussières
synthétiques de plâtre et d’acier surchauffé. Ils éructaient
plus qu’ils ne communiquaient entre eux. Je percevais des sons
invraisemblables, qui s’enchaînaient en une spirale synonyme de
danger définitif pour le peuple Aranéen.
«
- Placoplâtre de 8 ? - Non de 10 avec isolation thermique. Tu
les fixes sur tasseaux. Mais avant tu piques ton mur et tu le fixes
avec de la chaux vive, tu vois ? - Moi j’s’rai toi, je
laisserai le mur nu. Et tu ponces les poutres, c’est tout ! - Il te
reste un bière ?»
A
entendre leurs borborygmes, il me semblait que tout se défaisait,
tout s'éloignait de moi, par un impitoyable glissement de non sens.
Je ne savais pas les mouvements qui eussent pu les alerter ou les
retenir. Autant que les sauver. Mais je commençais à comprendre. A
comprendre leur quête futile. Comme toutes celles et ceux qui
avaient parcouru cette grande bâtisse depuis son aube. Je découvrais
enfin à quoi tenaient les sapiens-sapiens : quelque chose
d’inutile, dans un lieu clos sur lui-même. Comme si cela leur
était vital, pour qu’ils conservent leur vigueur physique et leur
épaisseur charnelle. Il y avait des objets - matière inerte - à
quoi ils croyaient tenir, mais ils savaient au fond d’eux-mêmes
que ce n'était pas vrai. Ils n’y tenaient pas. Car mêmes leurs
livres - fétiches poussiéreux dans lesquels naissent les petits du
peuple Araneen – même ces ersatz du bois plein de signes, ne
pouvaient les prendre par la main. Cette main ou cette pince qui
saisit tendrement le corps, quand la peur vous immobilise. Mais au
contraire leurs mains à eux, serraient durement et sans passion les
manches d’outils destructeurs, à travers lesquels ils pensaient
détenir un accord immémorial, une alliance de l'homme avec la
matière. Le minéral, le végétal, même la terre, ils voulaient
sans cesse les remodeler, à leur imaginaire désuet. C'était cela à
quoi ils tenaient. Transformer ce qui les entourait plutôt que
d’oser se transformer eux-mêmes. Plutôt que des voyages et
expériences insolites, dangereux, des ambitions vaines
d’accumulation et des images éculées, auxquelles ils
prétendaient identifier leur destin. Ils ne savaient pas qu’en
créant ce qu’ils pensaient un paradis, ils exhumaient leur enfer
personnel. C'était leur vie. Ces bipèdes – prétendue espèce
supérieure – néanmoins condamnés à l’éphémère, au
passage. Ces bipèdes qui ne savaient pas la faute qu'ils expiaient à
chaque nouvelle prétention matérialiste. Et qui depuis trop
longtemps s'étaient mis en route, sur toutes les routes de Gaïa, à
lourdes enjambées résignées, avec le casque e couteau tranchant
et les masque, Sans
m’en rendre compte je m’étais assoupie sur l’ardoise
brûlante ? C’est la violence sonore des coups portés sur la
paroi où je parcourais mes voyages insensés, qui m’a fait
déguerpir. J’ai dévalé le mur et me suis faufilée dans la
brèche du carrelage, menant aux labyrinthes vermoulu de poutres
centenaires.
-
Vas y au burin ! De toutes façons il faut évacuer toute cette
merde de torchis. On va en manger de la poussière. T’as prévu des
bières ? »
Je
me suis blottie dans un trou de terre mêlée de bois chaud en
décomposition. Peu à peu à mesure que je m’enfonçais dans la
matière, le silence est revenu. Puis j’ai embarqué dans la
mémoire ivre de mes origines et des étoiles. C’est pareil. Depuis
plus de 400 millions d'années, nous avions tout connu : de nos
origines amphibiques, jusqu’ appendre à ramper, à marcher, à
voler. Sans jamais renoncer au mouvement, source de notre avoir
incarné dans nos excroissances mandibulaires. Nous n’avions rien.
Mais nous savions tout. Ce qui est authentique, ce qui est essentiel.
Comme nos ancêtres, nous avions oublié les heures de grelottante
nudité. Et pour longtemps encore l’on ignorerait ce qui importe et
ce qui n'importe pas. Le peuple aranaen ne changera pas un mot au
vomissement sorti de dessous son crâne Avec les sapiens, tout serait
à nouveau caché, couvert, truqué, avec de fausses épaules et des
pectoraux rembourrés...