« Le
théâtre, comme la peste, est à l'image de ce carnage, de cette essentielle
séparation. Il dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des
possibilités, et si ces forces et possibilités sont noires, c'est la faute non
pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie. »
(Le Théâtre et son double,
Gallimard, Paris, 1938 ; rééd. coll. Idées Gallimard, 1985, p
36)
Wajdi
Mouawad est un prisme. Ses écrits (théâtraux, romanesques, poétiques) nous
saisissent avec l’exacte précision du daguerréotype. Sans aucune
imperfection, ni de forme, ni de profondeur. Ses mots
à eux seuls, mais plus encore les choix scénographiques qui les exposent, deviennent
dès qu’ils s’extirpent de leur impression typographique, une chambre noire de
nos désirs, de nos peurs, de nos
torpeurs, de nos lâchetés. Comme un miroir matinal et glacial de nos existences
outrées et sidérées par l’inconscient qui gouverne nos nuits.
Wajdi
Mouawad n’écrit pas, il ne met pas en scène : il instantanéïse nos pensées secrètes. Parce qu’il parle du monde, de
la guerre, de l’exil de l’amour, du désir, du pouvoir, du sexe, du mensonge. Donc
du sang[1].
De Beyrouth à Paris, de Rouen à Montréal, il est - comme la figure du Damné chère à F. Fanon[2],
devenu Enfant/Homme lacéré par les lames implacables d’un ordre du Monde, qui
lui/nous échappe. L’enfance, les odeurs,
les goûts et les bruits familiers, leurs correspondances à travers le spectre
chromatique, ces infinis moments (parce que parfois si fugaces) de
structuration de soi, exposés brutalement à la folie des adultes. Sans préavis,
sans sas ! Il n’y pas eu de transit. Il n’y aura que de l’exil et du
manque. Pour lui, mais aussi sa sœur, devenus
brutalement en une nuit deux enfants qui découvrent l’étal du boucher.
Se
masquer d’abord les yeux pour mieux contempler l’horreur et la fascination, à
travers le filtre des doigts qui ne sont pas encore souillés. Vomir et hurler, se prostrer et s’arracher à
l’arraisonnement d’un monde qui sombre dans le néant. Et puis lire, lire,
encore et toujours lire. Comprendre peu à peu que seule l’alchimie des mots
transfigurant la nature, donne du sens[3].
Jamais explicite. Toujours au-delà de ce qui est typographiquement signifié.
Il n’est pas complètement
hasardeux que Wajdi Mouawad soit retourné après sa formation théâtrale
canadienne aux ressorts et desseins de la tragédie grecque.[4].
Car comme les trois grands maîtres de la discipline (Eschyle, Sophocle et
Euripide), il joue avec une dimension double et enchevêtrée dans tous les
domaines : le texte/l’espace scénique l’intrigue/les péripéties, les
acteurs/le chœur, le texte/les images représentées. Cette division de l’espace
scénique et de son champ signifiant, n’est pas uniquement méthodologique au
service d’une pédagogie pour le spectateur. Elle est bien plus dialectique, car
postulant que raison et sens, logos et hubris, sont au service d’une commune acuité
aiguisée. De soi comme des autres. Mais aussi de l’autre qui sommeille en
chacun d’entre nous.
Pour mémoire rappelons que chez
Aristote, à la différence de Platon, le terme le plus large embrassant l'art
poétique, (ou poiètikè), est celui de la mimèsis, traduit
traditionnellement par imitation, et plus récemment[5] par représentation, Pour Aristote
l’art de la Poétique, s’appuie
sur la mimèsis et comprend « l'épopée,
la poésie tragique, la comédie, et l'art du dithyrambe »[6]. A la différence de Platon qui limitait
la mimesis au seul registre du discours
réel dans le logos, Aristote assigne ainsi à ces quatre genres les fonctions
d’une « mimèsis symbolique et cathartique, conditions préalable à toute éthique » du vivre ensemble.[7]
Trois sortes de distinctions sont
aussitôt introduites dans la mimèsis : les moyen de la
représentation (en hois), les objets de la représentation (ha),
les modes de la représentation (hôs). Aristote montre à ce propos le ressort
subtil et heuristique de la tragédie, qui en jouant avec chacun des trois
paramètres, produit chez celui qui écoute et regarde, comme « un changement en
sens contraire dans les faits qui s'accomplissent […] selon la vraisemblance ou
la nécessité[8]»
C’est ainsi qu’empruntant à ce
modèle de rupture du schéma narratif linaire autant qu’à la règle des trois
unités, Mouawad pousse admirablement bien l'art de
tendre l'action, susciter le désir d’identification pour, au détour d’un mot ou d’un visuel, faire
naître la peur, faire monter le dégoût, voire la nausée. Par exemple
dans chacune des mises en scène de sa
propre trilogie[9],
mais aussi par la reprise de textes d’auteurs[10]
propices à l’exposition des mêmes processus psychiques chez le spectateur, Reconnaissance et désafiliation enchevêtrées,
comme une boucle étrange propre à soutenir l'art de dévoiler simultanément, le
symbolique caché dans le réel en même temps que la dimension psychique opérante
et réelle de tout mythe[11].
Lorsqu’il se risque lui même à
l’écriture, Wajdi Mouwad semble guidé par cette idée maîtresse :
alors il invente de nouvelles fables,
allégories, ou récits plus élaborés sur le modèle des mythes anciens, dont il
reprend les thèmes et les fonctions structurantes sur le plan imaginaire et
symbolique, pour rendre compte de la composante non rationnelle de certains questionnement
ontologiques chez l’homme[12]. Ses textes sont alors écrits comme ils sont
pensés, avec un soin, un scrupule qui ne permet pas au lecteur la moindre
distraction. Tous les mots y sont choisis, pesés, employés dans leur sens
propre et précis ; souvent une particule a besoin d'y être remarquée, méditée,
à cause de ses rapports essentiels au sens : tout y est nerf et tension, essence
et substance.. Wouajdi Mouwad nous annonce lui-même un plan plus étendu que ce
qui nous reste. On y trouve la définition exacte de la poétique aristotélicienne,
prise dans sa globalité, et les
différents registres sous lesquels elle « embarque son lecteur
hypocrite semblable ».
.
Wajdi
Mouawad est un poète dramaturge qui pratique
la philosophie dangereuse. Celle de la communication réelle au-delà des mots
posés. Au-delà des mots agglutinés. Vous avez remarqué que chez Wajdi Mouawad,
le moindre signe de ponctuation parle et résonne[13].
Pas comme dans la communication moderne
des auteurs qui - se pensant poètes, romanciers, essayistes à l’effigie d’Hermes – ne font que révéler leur
servilité. Ne jamais oublier que même divin, Hermes reste l’esclave de Zeus.
Wajdi
Mouawad n’a pas honte d’être humain[14].
Trop de nos semblables l’éprouvent. Pas seulement dans les situations
extrêmes, décrites par les catastrophistes patentés - mais dans ces
conditions insignifiantes que sont la bassesse
et la vulgarité d’existence qui hantent quotidiennement nos rues
supermarchés..
Toutes ses histoires parlent en miroir
de l’ignominie des possibilités de vies qui nous sont offertes[15].
Toutes ses fictions poétiques
fonctionnent comme des poupées gigognes. De l’horreur à la magie. Du désastre
à l’émerveillement (plus que quotidien). Du dedans au dehors. De l’intérieur
impossible de nos rêves à l’extérieur irréel des anecdotes quotidiennes[16]. Dans toute leur horreur, toute leur réalité. Simplement
avec des mots. « pensés comme des
armes scalpel ». Il n’y a pas
d’autre moyens que de faire ce que la nature nous enjoint d’être : animal[17].
Et pourtant Wajdi Mouawad transmute le dégoût en or.
Wajdi
Mouawad fricote avec nos pensées
secrètes. Inavouables. Même sur l’oreiller. Surtout en société ! La mimesis
et la reconnaissance - les portes fermées, les papillons morts – réclament toujours un malin à deux têtes : le diable qui
exsude le mal et dispense d’affronter le feu du négatif. Et le prince charmant,
par un simple baiser, éveille les vertus et la morale. C’est tout le miracle de
la science moderne que d’avoir réconcilié ces deux figures opposées à travers
le transparent concept de “chaos “: de la bouillie originelle de tous les
possibles au cyber-marché libertaire.”. Wajdi Mouawad dialectise autrement ses deux impasses du XXIè
siècle : « pourquoi sommes nous convaincus que nous ne pouvons pas
véritablement parler aux gens ? » Et si les portes de nos émotions étaient
réellement ouvertes ? Et si les papillons - que nous croyons tous morts – s’y
étaient donnés rendez-vous. Là juste derrière : poussez vos portes[18]…
Wajdi Mouawad - à sa façon - déconstruit la théorie (économico-politico-civilisationnelle) du chaos. Tous ses écrits montrent que
cette dernière n’est finalement que la descente de lit du couple amoureux. Elle
ne sert à rien pendant l’acte de
création. Elle ne connaît pas la volonté sublime qui réside, tant dans la
conscience que dans le fantasme. Wajdi Mouawad est dangereux : il est le concentré littéraire de tous les
psychotropes et autres produits dopants. « Qu’est
ce que vous lisez ? » « Du Wajdi Mouawad »
« Embarquez moi ça ! Dégrisement immédiat » L écriture de Wajdi
Mouawad nous force à penser la police du livre et de la pensée imaginée par
Farhenheit 451. Parce que qu’elle nous oblige à sortir des schémas
préconstruits. Parce que ses histoires pulvérisent les modèles importés clés en
mains de l’inachèvement des langages philosophiques, religieux et/ou
mathématiques[19].
De même
que le chaos est à la mécanique ce que le vouloir est à l’éthique, de même Wajdi
Mouawad est à la littérature et la poésie ce que le Désir inconscient est à la
Rencontre. L’ordre surgit du hasard. Quand je reprends à n’importe quelle page un
ouvrage de Wajdi Mouawad, une fois le livre refermé, je sais la certitude que
le désordre du monde est aussi le volcan
amoureux des rencontres impensées, insensées. Toutes les guerres créent un
climat typique où l’être désiré devient le baromètre des secousses publiques. Avec Wajdi Mouawad nous apprenons intérieurement
à nous comprendre comme une vaste cité tremblante d’envies[20].
[2] Fanon (F) Les Damnés de la Terre, 1961, rééd., La Découverte, 2002
[4] Mouwad ((W) : avec
successivement les mises en scènes suivantes : 1998 : Œdipe roi de Sophocle, 1999 : Les Troyennes d’Euripide, 2011 : Des femmes - Les
Trachiniennes, Antigone, Electre de Sophocle,
Festival d’Avignon, Théâtre Nanterre-Amandiers , 2013 : Des héros - Ajax,
Œdipe roi
de Sophocle,
Théâtre du
Grand T, Nantes
[5] A partir du XIè siècle en Europe avec la
tradition des Trobars : la poésie des troubadours est une littérature
poétique en vers réguliers, destinée à être chantée,
voire mise en dialogues et représentée en
saynètes. C’est dans son prolongement que va naître le théâtre classique
arraisonné par tout un ensemble de règles formelles.
[6] Chap
III : Différentes sortes de
poésie selon le manière d'imiter, p14, in Aristote :
Poétique, Gallimard, NRF
Essais, 1996, (Trad J. Hardy,
Pref Ph Beck), p14
[7] Aristote : Éthique
à Nicomaque, Paris, Flammarion,
coll. GF 2004, p 72
[8] Chap VI : Définition de la tragédie. - Détermination des parties dont elle
se compose. - Importance relative de ces parties,, p 39, in Aristote, op cité
[9] Littoral, Incendies,
Forêts, la trilogie, Festival d’Avignon,
2009
[10] Mouawad
(W) : mises en scène de Don Quichotte de Cervantès
(1995) , Les Trois Sœurs
de Anton Tchekhov (2002) et Ma mère chien de
Louise Bombardier
(2005)
[11] Durand G : Les
Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1996 Notamment dans ce
passage : « Réel et
l’imaginaire doivent s’entendre comme le m^me lieu d’un douvble mouvement dans
lequel la représentation de l’objet se laisse assimiler et modeler par les
impératifs pulsionnels du sujet, et dans lequel réciproquement, les
représentations subjectives s’expliquent
par les accommodations antérieures du sujet au milieu objectif. » p
17
[12] Mouawad
(W) : Littoral,
coédition Leméac/Actes Sud-Papiers, 1999, 2009 (partie 1 du cycle
Le Sang des Promesses) , Incendies,
coédition Leméac/Actes Sud-Papiers, 2003, 2009 (partie 2 du cycle
Le Sang des Promesses), Forêts, coédition Leméac/Actes Sud-Papiers, 2006 (partie 3 du cycle Le
Sang des Promesses), Ciels, Actes Sud, 2009 (partie 4 du cycle Le Sang
des Promesses)
[13] Mouawad (W) : Le
Poisson soi (version quarante deux ans), Editions Boreal 2011
[15] Mouawad
(W) : : Les tigres de de wajdi
Mouawad, Editions Joca Seria 2009
[18] Mouawad
(W) : Un obus dans le cœur, Actes Sud Junior-Leméac, 2007