mercredi 11 janvier 2017

L'Anarchiste

 
« Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara. »

Le père, Tereneti Antonoff, persécuté en Russie pour ses convictions libertaires, sur le point d’être exilé, avait fui en Algérie, cherchant une terre neuve, une patrie d’élection où, sous un ciel clément, les hommes seraient moins encroûtés de routine. Presque riche encore, il avait fondé une ferme dans un coin riant du Tell, et là, entre ses champs et ses livres, avait poursuivi son rêve d’humanité meilleure. Cependant, il avait rencontré là des colons européens le même accueil hostile et, peu à peu, il avait dû se retirer, se replier sur lui-même. L’esprit de son fils unique, Andreï, déjà grand, avait, de cette brusque transplantation, subi une perturbation profonde. Tout le vague, tout l’attirant mystère des horizons de feu étaient entrés, grisants, en son âme prédestinée d’homme du Nord. Vivant à l’écart, ce n’étaient point les hommes, c’était la terre d’Afrique elle-même qui l’avait troublé, profondément.

- "Tu es un poète de la nature",
lui disait son père avec un sourire d’indulgence, comme j’ai été celui de l’humanité… Nous nous complétons. Mais Andreï s’accommodait difficilement de la vie cloîtrée qui suffisait à la lassitude de vivre du vieillard. La hantise de l’inconnu, la nostalgie d’un ailleurs où il se fût senti vivre harmoniquement, sans aspirations jamais assouvies, l’étreignaient. Parfois, des mois entiers durant, il n’ouvrait plus un livre, passant ses jours à errer dans les douars bédouins, à s’asseoir avec les primitifs et les infirmes qui lui rappelaient les moujiks de son pays, ceux que son père lui avait appris à aimer et à comprendre. Le vieux philosophe ne condamnait pas ces erreurs, cette vie nomade dont il comprenait le charme et la salutaire influence, pour les avoir ressentis jadis.
– "Tu as raison, va t’en aérer ton esprit… Va manger le pain noir et participer à la misère et l’obscurité fraternellement…Ça te fera du bien."

Et, peu à peu, Andreï se laissa prendre pour jamais par la terre âpre et par la vie bédouine. Son esprit s’alanguit, tout en restant subtil et curieux. Sa hâte de vivre se ralentit et il escompta avec dédain la vanité de tout effort violent, de toute activité dévorante. Quant, ayant opté pour la nationalité française, il entra aux chasseurs d’Afrique, et fut envoyé dans un poste optique du Sud, son ennui et son dégoût d’être soldat firent place à la joie du voyage et de la révélation brusque, flamboyante du Sud. Les splendeurs plus douces de la lumière tellienne lui semblèrent pâles, là-bas, au pays du silence et de l’aveuglant soleil. Un bordj surmonté d’une haute tour carrée, sur une colline nue, au milieu d’un désert d’une aridité effrayante…Pas une plante, pas un arbre faisant tache sur la terre ocreuse, tourmentée, calcinée…Et, tous les jours, inexorablement, le même soleil dévorateur, arrachant à la terre sa dernière humidité, lui interdisant, jaloux, de vivre en dehors de ses jeux à lui, capricieux, aux heures d’opale du matin et de pourpre dorée du soir. Là, Andreï comprit le culte des humanités ancestrales pour les grands luminaires célestes, pour le feu tout-puissant, générateur et tueur. Ce bordj, sur la porte duquel les Joyeux ironiques avaient inscrit le surnom de Éden Purée. Andreï l’aima. Entouré de quelques camarades avides de retour et que, seule, l’absinthe consolait d’être là, Andreï s’était isolé, pour mieux goûter le processus de transformation heureuse qu’il sentait sourdre des profondeurs de son être.

L’inquiétude, la souffrance indéfinissable qui l’avaient torturé pendant les années de son adolescence faisaient peu à peu place à une mélancolie calme, douce, à un rêve continu. Il ne lisait plus, se contentant de vivre… Il n’abandonnait pas sa résolution de devenir un jour le poète de la terre aimée, de refléter avec son âme plus sensitive de septentrional la tristesse, l’âpreté et la splendeur de l’Afrique. Mais il se sentait incomplet encore, et voulait son oeuvre parfaite… Et il regardait, avec des yeux d’amoureux, lentement, laissant les impressions s’accumuler tout naturellement, par petites couches ténues. Et l’instinct inassouvi d’aimer voilait d’une tristesse non sans charme cette existence toute de silence et de rêverie. Andreï avait fini son année de service et il retourna, plein de la nostalgie du Sud, auprès de son père, juste à temps pour le voir tomber malade et mourir.
–" Reste toujours sincère envers toi-même… Ne te plie pas à l’hypocrisie des conventions, continue à vivre parmi les pauvres et à les aimer."

Tel fut le testament moral que, dans une heure de lucidité que lui laissa la fièvre, lui laissa son père. L’immense douleur de cette perte assombrit pour longtemps l’horizon souriant de la vie d’Andreï. Le vieil homme souriant et doux, le modeste savant ignoré qui lui avait appris à aimer ce qui était beau, à être pitoyable et fraternel à toute souffrance, l’éducateur qui avait veillé jalousement à ce qu’aucune souillure n’effleurât l’âme de l’enfant et de l’adolescent, qui n’avait point permis que l’hypocrisie sociale imprimât son sceau déprimant sur son coeur, Térenti n’était plus… Et Andreï se sentit tout seul et tout meurtri, au milieu des hommes qu’il sentait hostiles ou indifférents. Mais l’obligation où il se trouva de mettre en ordre les affaires de son père fut pour lui une diversion salutaire. Puis se posa ce problème troublant : que deviendrait-il ? Alors, Andreï se souvint de sa vie dans le Sud et il la regretta. Et il songea : 
- "Pourquoi ne pas retourner là-bas, libre, pour toujours ?"

Il vendit la ferme, transporta les livres de son père chez une vieille amie, réfugiée polonaise exerçant l’humble profession de sage-femme à Oran, et, toutes dettes payées, il eut quelques dizaines de mille francs pour réaliser son projet. Il retourna s’agenouiller pieusement sur la tombe sans croix du vieux philosophe, dans un petit cimetière, sur une petite colline dominant la baie de Mostaganem… Et il partit. Andreï songea qu’il suffisait de posséder le don précieux de tristesse pour être heureux… Il était venu s’installer là, dans l’ombre chaude des dattiers de Tamerna Djedida, dans le lit salé de l’oued Rir’ souterrain. Il avait acheté quelques palmiers, une source salpêtrée qui vivifiait de ses ruisselets clairs le jardin et une petite maison cubique en toub rougeâtre. Le bureau arabe dont dépend l’oasis avait bien cherché, par haine de l’élément civil, surtout indépendant, à détourner Andreï de son projet. On avait usé envers lui de tous les procédés, de la persuasion rusée, de l’intimidation. Il s’était heurté à la morgue, à la suffisance des galonnés improvisés administrateurs, mais sa calme résolution avait vaincu leur résistance.

Il savait cependant que le climat de cette région est meurtrier, que la fièvre y règne et y tue même les indigènes. Mais n’avait-il pas séjourné de longs mois dans le bas de cette vallée de l’oued Rir’, près de son embouchure, dans le chott Mel’riri ? Il n’avait jamais été malade et il résisterait… Il aimait ce pays mystérieux, hallucinant, où toute la chimie cachée de la matière s’étalait à fleur de terre, où l’eau iodée et salée dessinait de capricieuses arabesques blanches sur les herbes frêles des séguia murmurantes, ou teintait en rouge de rouille le bas des petits murs en toub qui faisait des jardins un vrai labyrinthe obscur. Partout, l’eau suintait, creusait des trous, des étangs profonds, à la surface immobile et attirante, où se reflétaient les frondaisons graciles des palmiers, les feuilles charnues des figuiers et les pommes rouges des grenades… Puis, tout à coup, sans transition, le désert s’ouvrait, plat, immense, d’une blancheur aveuglante. Le sol spongieux se re–couvrait d’une mince couche de sel, avec de larges lèpres d’humidité brune.

Tout cela flambait, scintillait à l’infini, avec, très loin à l’horizon, de minces taches noires qui étaient d’autres oasis. Et, à midi en été, le mirage se jouait là, dans la plaine morte, d’où la bénédiction de Dieu s’était retirée… En hiver, les chotts et les sebkas s’emplissaient d’une eau claire, azurée ou laiteuse, et les aspérités du sol formaient dans ces mers perfides des archipels multicolores… Vêtu comme les indigènes, Andreï vivait de leur vie, accepté d’eux et bientôt aimé, car il était sociable et doux, et les guérissait presque toujours quand, malades, ils venaient lui demander conseil.
– " Il deviendra Musulman", 
disaient-ils, l’ayant entendu répéter souvent que Mohamed était un prophète, comme Jésus et comme Moïse, venus tous pour indiquer aux hommes des voies meilleures. Les habitants de Tamerna étaient des Rouara de race noire saharienne, une peuplade taciturne, d’aspect sombre et de piété ardente, mêlée de croyances fétichistes aux amulettes et aux morts.

La magie menaçante, le silence du désert contrastant avecle mystère et le murmure vivant des jardins inondés, avaient imprimé leur sceau sur l’esprit des habitants et assombrissait chez eux la simplicité de l’Islam monothéiste. Grands et maigres sous leurs vêtements flottants, encapuchonnés, portant au cou de longs chapelets de bois jaune, les Rouara se glissaient comme des fantômes dans l’enchevêtrement de leurs jardins. Pour préserver leurs dattes de sortilèges, ils attachaient des os fétiches aux régimes mûrissants. Ils ornaient de grimaçantes figures les corniches et les coupoles ovoïdes de leurs Koubba et de leurs mosquées pétries en toub. Aux coins de leurs maisons semblables à des ruches, ils piquaient des cornes noires de gazelles ou de chèvres… La nuit du jeudi au vendredi, nuit fatidique, ils allumaient de petites lampes à huile près des tombeaux disséminés dans la campagne. Ils subissaient la hantise de l’au-delà, des choses de la nuit et de la mort.

Andreï ouvrait largement son âme à toutes les croyances, n’en choisissait aucune, et ces superstitions naïves ne le révoltaient point car, après tout, il y discernait ce besoin de communier avec l’inconnu que lui-même ressentait. Les femmes au teint obscur étaient belles, les métis surtout, sous le costume compliqué des Sahariennes qui leur donne l’air d’idoles anciennes. Drapées de voiles rouges ou bleus, chargées d’or et d’argent, avec une coiffure large faite de tresses relevées au long des joues, recouvrant les oreilles de lourds anneaux, elles s’enveloppaient pour sortir d’une étoffe bleue sombre qui éteignait l’éclat des bijoux. Leur charme étrange, le mystère de leur regard attirait Andreï. Voluptueux, mais recherchant les voluptés grisantes illuminées de la divine lueur de l’illusion d’aimer, sans brutalité d’appétits, Andreï n’avait jamais trouvé qu’une saveur très médiocre aux assouvissements dépouillés de tout nimbe de rêve. Ce qui l’en éloignait surtout, c’étaient leur banalité et la rancœur de l’inévitable et immédiat réveil. Et il aimait à voir passer, dans l’incendie du soir, les jeunes filles porteuses d’amphores, s’en allant en longues théories au pas rythmé vers les fontaines d’eau plus douce, aux confins du désert où le soleil mourant allongeait leurs ombres sur le sol brûlé.

La vie d’Andreï s’écoulait en une quiétude heureuse, monotone et sans ennui. Il se levait à l’heure légère de l’aube pour goûter la vivifiante fraîcheur de la brise discrète qui feuilletait les palmes et les végétations aromatiques des jardins. Sur son cheval qu’il aimait de sa tendresse apitoyée pour les animaux résignés et confiants, il s’en allait dans le désert, poussant parfois vers les oasis voisines, nombreuses dans la vallée, parées à cette heure première de lueurs d’or et de carmin. Le grand espace libre le grisait, l’air vierge dilatait sa poitrine et une grande joie inconsciente rajeunissait son être, dissipant les langueurs de la nuit chaude, succédant à l’embrasement du jour. Puis il rentrait et errait dans les jardins, regardant les fellahs bronzés remuer la boue rouge des cultures, enlever les dépôts salés obstruant les séguia. C’était l’été, et les palmeraies lui apparaissaient dans toute leur splendeur. Sous le dôme puissant des palmes, les régimes de dattes pendaient, gonflés de sève, richement colorés selon les espèces… Les uns, verts encore avec une poussière argentée veloutant les fruits, les autres, jaune paille, jaune d’or, orange, rouge vif ou pourprés, en une gamme chaude de tons mats ou luisants. Longuement, Andreï se penchait sur le ruissellement de l’eau jaillissant des dessous mystérieux du fleuve invisible. Puis il rentrait dans la fraîcheur de sa chambre fruste et s’étendait sur son lit en roseaux pour s’abandonner à la mortelle et ensorcelante langueur de la sieste.

Quand l’ombre des dattiers s’allongeait sur la terre excédée, Hadj Hafaïd, le serviteur d’Andreï, le réveillait doucement, le conviant à la volupté du bain. Parfois, repris de la nostalgie du travail, Andreï écrivait et de temps en temps, à de longs intervalles, il rappelait son souvenir aux chercheurs de littérature subtile par des contes du pays de rêve où il mettait un peu de son âme et de sa vie. Sur la route de Touggourt, non loin des grands cimetières enclôturés, deux femmes vivaient, la vieille, Mahennia, et sa fille, Saadia, que son mari avait répudiée, parce qu’on disait dans le pays qu’elle et sa mère étaient sorcières. Elles vivaient pauvrement du gain de la vieille, sage-femme et herboriste, rebouteuse habile. On les respectait dans le pays et on les craignait à cause des bruits qui avaient couru sur leurs sortilèges et de l’inexplicable mort du mari de Saadia peu après son divorce. De race métis presque arabe, les deux femmes se souvenaient de leurs origines sémites et s’en faisaient gloire.

Saadia était belle et son visage ovale, d’une couleur ombrée et chaude, était tout empreint de la tristesse grave des yeux. Elle vivait modestement, chez sa mère, et, malgré sa beauté, les Rouara superstitieux la fuyaient. Andreï, au cours de ses promenades solitaires, la vit plusieurs fois et la vieille, inquiète du succès du Roumi comme guérisseur, tint à ne pas s’attirer son hostilité. Elle lui offrit le café de l’hospitalité, ne lui cacha pas sa fille. Saadia fut attentive à le servir, et silencieuse. Andreï savait les bruits mystérieux qui couraient sur ces femmes et l’étrangeté de leur existence l’avait attiré et charmé. La beauté de Saadia et sa tristesse furent pour lui une délicieuse trouvaille et il revint désormais souvent chez la vieille. Il désira Saadia et ne se défendit pas contre son désir. Ne serait-ce pas un embellissement de sa vie trop solitaire que l’amour de cette fille de mystère, et une fusion plus entière de son âme avec celle de la terre élue, par l’entremise d’une créature de la race autochtone ? Voluptueusement, Andreï s’abandonna à la brûlure enivrante de son désir. Saadia, impénétrable, ne trahissait pas sa pensée que par le regard plus lourd par lequel elle achevait d’étreindre cet homme blond, aux yeux gris, au visage de douceur et de rêve.

Toute la révolte de sa jeunesse solitaire, tout son besoin d’être aimée, de ne pas rester comme une fleur épanouie dans le désert muet, Saadia les reporta sur ce seul homme qui ne la fuyait pas. Moins timide, bientôt, elle lui parla, lui cita les noms des herbes séchées qui pendaient en gerbes sous le toit de leur maison et leurs vertus ou leurs poisons.
– "Ça, c’est le nanâ odorant, dont le jus guérit les douleurs du ventre, et ça c’est le chich gris dont la fumée arrête la toux."
Sa voix de poitrine, vibrante, parfois saccadée, avait un accent étrange pour parler cette langue arabe qu’Andreï possédait maintenant. D’autres fois, Saadia lui nommait les bijoux qui la paraient. Un jour, pour la mieux deviner, Andreï lui demanda de quoi était mort son mari.
– "Quand l’heure est venue, nul ne saurait la retarder du temps qu’il faut pour cligner de l’oeil… Et celui qui commet l’iniquité encourt la colère de Dieu."

Une ombre passa dans le regard de Saadia. Un jour, il la trouva seule au logis. Leur maison était isolée et voilée par le rempart des palmiers. Elle lui sourit et l’invita à entrer quand même.
– "Viendra-t-elle bientôt, la mère ?"
– "Non, elle ne viendra pas… Mais viens-tu ici pour elle seule qui est vieille et dont les jours sont écoulés ?"
Et Andreï, dans la douloureuse ivresse d’aimer, la regarda. Souriante, le regard adouci, elle était debout devant lui, accueillante. Pour la première fois, Andreï connut toute la volupté des sens qu’il avait savamment préparée, l’embellissant de tout son rêve. Quand la lune du soir emplit la chambre, Saadia le congédia, doucement, par prudence…
– "Fais un détour… Je ne sais si la vieille pardonnera. Il vaut mieux que je la sonde d’abord."
Et Andreï s’en alla. Le désert tout rouge brûlait et une ombre bleue s’étendait comme un voile sous les palmiers dont les sommets s’allumaient d’aigrettes de feu. Et Andreï s’arrêta, la poitrine oppressée, en un immense élan de reconnaissance envers la Terre si belle et la vie si bonne.

Isabelle Eberhardt (17 février 1877 à Genève - 21 octobre 1904 à Aïn-Sefra), Algérie). Née à Genève, Isabelle Eberhardt est déclarée de père inconnu, sous le patronyme d'Eberhardt, nom de jeune fille de sa mère. A 20 ans, Isabelle quitte Genève pour Böne, dans l’Est constantinois. Elle fuit les Européens, décide de vivre comme une nomade, loin de la civilisation des sédentaires. Ce texte écrit en 1899 - elle a 22 ans est extrait de : Au Pays des sables (1re édition sous le titre Contes et souvenirs, 1925 ) 2e édition établie et préfacée par René Louis Doyon à Paris chez Fernand Sorlot en 1944 - Reed : J. Losfeld, Paris, 2002





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