« Presque
partout vous trouverez, implicitement présupposé ou explicitement posé comme but suprême et première loi de
l’art, comme ultime mesure de la valeur
de leur oeuvre, un principe qui sera à chaque fois différent, à l’exclusion de celui de la beauté !
La
beauté est si peu le principe dominant de
la poésie moderne, que beaucoup de ses oeuvres les meilleures sont tout à fait ouvertement des représentations du laid, et l’on devra bien finalement convenir,
même de mauvaise grâce, que dans l’extrême profusion, il y a une représentation
de la confusion, que dans une surabondance de toutes les forces, il y a une
représentation du désespoir, et que ces représentations exigent une puissance créatrice identique,
sinon supérieure, ainsi qu’un savoir artistique.
De
même qu’il y a, dans la totale harmonie, une représentation de l’abondance et
de la force. Entre ce genre et les poésies modernes les plus appréciées, il
existe, semble-t-il, davantage une différence de degré qu’une différence d’espèce,
et s’il se trouve une légère correction à la beauté parfaite, ce n’est pas tant
dans un plaisir tranquille que dans une nostalgie insatisfaite.
Bien
sûr il n’est pas rare que l’on se soit d’autant plus éloigné du beau que l’on y
aura plus fortement tendu. Les frontières de la science et de l’art, du vrai et
du beau, sont si embrouillées, que même la conviction - que ces frontières
éternelles sont immuables - chancelle presque partout.
La
philosophie poétise et la poésie philosophise. L’histoire devient de la poésie,
tandis que l’on traite la poésie comme de l’histoire. Même les genres poétiques
échangent mutuellement leur définition ; une atmosphère poétique devient le sujet
d’un drame, et une matière poétique sera pliée à une forme lyrique.
Cette
anarchie ne reste pas aux frontières extérieures, mais au contraire s’étend sur
tout le domaine du goût et de l’art. La force créatrice ne connaît ni répit ni
repos ; la sensibilité individuelle comme la sensibilité publique sont toujours
aussi insatiables et peu apaisées.
Dans
cette circulation sans fin, la théorie elle-même semble douter totalement de l’existence
d’un point fixe. Le goût public – mais comment pourrait-il y avoir un goût
public quand il n’y a pas de morale publique ? –, la caricature du goût public,
la mode, à tout moment vénère une idole différente.
Chaque
nouvelle et brillante apparition suscite la ferme croyance que l’on a désormais
atteint le but, le beau suprême, et que l’on a trouvé la loi fondamentale du
goût, la mesure ultime de toute oeuvre d’art. A
ceci près que le moment suivant met fin à l’ivresse, et qu’ensuite les hommes
dégrisés détruisent le portrait de leur idole mortelle et dans une nouvelle
ivresse artificielle, en étrennent à sa place une autre, dont la divinité ne
durera à son tour pas plus longtemps que le caprice de ses adorateurs ! »
(Friedrich
Schlegel : A propos de l'étude critique
de la poésie grecque, Paderborn / Munich-Vienne, Schöningh / Thomas,
1979, p. 218)
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