Les armes à feu comme moteur du progrès technique,
la guerre comme moteur de l’expansion :
retour sur les origines du travail abstrait
"Il est un mythe tenace entre tous, issu des Lumières, selon lequel le système moderne de production de marchandises aurait émergé d’un « processus de civilisation » (Norbert Elias) et résulterait, en rupture avec la culture barbare de ce que l’on nomme le Moyen Age, d’une combinaison du doux commerce, de l’industrieux esprit bourgeois et d’un certain nombre d’audacieuses inventions et découvertes scientifiques permettant l’amélioration du bien-être des hommes. Quant à l’auteur de tous ces bienfaits, s’autoproclamant « sujet autonome » moderne, il se serait de lui-même émancipé des chaînes de la paysannerie féodale afin de jouir de la « liberté individuelle ». Quel dommage, vraiment, que le fruit d’une telle combinaison de pures vertus et de progrès soit caractérisé par la pauvreté de masse, la misère, les guerres et les crises globales, et la destruction complète du monde !
La nature destructrice et meurtrière de la société moderne nous invite à en chercher les origines ailleurs que dans cette fable idéologique officielle. Depuis que Max Weber a mis en évidence le lien philosophique entre protestantisme et capitalisme, le récit des débuts de la modernité n’a été que très grossièrement interrogé, et jamais de façon critique. Par une sorte de « ruse de la raison » bourgeoise, les concepts et les phases de développement aboutissant au monde moderne ont été en grande partie occultés afin que puisse briller d’une pureté trompeuse l’aube de la liberté bourgeoise et du capitalisme marchand déchaîné. Une autre approche de l’histoire est toutefois possible, suivant laquelle les origines du capitalisme à l’époque prémoderne ne se trouveraient nullement dans une expansion pacifique des marchés mais seraient au contraire de nature militaro-économique.
En effet, on connaissait dès l’Antiquité l’usage de la monnaie et les échanges de marchandises, le commerce extérieur et les marchés à plus ou moins grande échelle, sans pour autant qu’apparaisse jamais l’économie de marché totalitaire moderne. Car, comme l’a bien vu Marx, ces échanges restaient cantonnés à des « niches économiques » en marge de l’économie paysanne de subsistance. On trouve même chez Weber l’idée bien établie que les causes du décollage d’un système où l’argent est un « sujet automate s'auto-reproduisant » (Marx) ne peuvent résider dans la seule révolution intellectuelle protestante mais devraient être recherchées peut-être du côté de l’invention des armes à feu et des premiers pas des institutions militaires modernes. Mais Weber, nostalgique notoire de l’impérialisme allemand, n’avait évidemment guère de raison d’affiner et de systématiser cette idée. Quant à l’historien Werner Sombart, s’il avait avec Kriegund Kapitalismus (1913) explicitement attiré l’attention sur les racines militaro-économiques de la modernité, lui non plus ne poussa pas plus avant dans cette direction (...)
Un demi siècle devait s’écouler avant que le lien entre genèse du capitalisme et « économie politique des armes à feu » ne resurgisse, en allemand sous la plume de l’économiste Karl Georg Zinn (Kanonen und Pest, 1989) et en anglais sous celle de l’historien Geoffrey Parker (The Military Revolution,1988). Bien que ces travaux contiennent des éléments accablants, ils ne sont toutefois pas exempts de traits apologétiques. La récit enjolivé de la modernisation, tel que nous l’ont légué les Lumières, continue d’embrumer nos esprits. Les insuffisances du matérialisme historique...On pourrait penser que l'une des tâches de la critique radicale d’obédience marxiste consiste à se saisir de ce que la théorie bourgeoise a passé sous silence et à le développer. Après tout, Marx lui-même n’avait-il pas analysé non seulement la logique destructrice du « sujet automate » incluse dans une forme sociale (le « travail abstrait ») détachée des besoins, mais également – notamment dans le chapitre du Capital traitant de la « prétendue “accumulation initiale” » – décrit sans fard l’histoire rien moins que civilisée du capitalisme ?
Malheureusement, même dans cette description, les origines militaro-économiques de la logique capitaliste demeurent sous-estimées. Et, après la mort de Marx, le marxisme se garda bien d’effleurer la question ; l’histoire des phases préindustrielles de mise en place du système de production était dérangeante car étrangement ambiguë, y compris sous l’angle de la doctrine marxiste. En fait, l’une des raisons pour lesquelles cette corrélation, si inacceptable aux yeux des apologistes bourgeois, devait être laissée de côté même par les marxistes réside dans la théorie marxienne. Un élément essentiel du matérialisme historique consiste à montrer l’histoire comme une succession de phases de développement « nécessaires » où le capitalisme vient trouver sa place et se voit même confier une « mission civilisatrice » (Marx). Cette vision, que nous ont transmise la philosophie bourgeoise des Lumières et Hegel, puis qui se concrétisa dans le socialisme, s’accorde pourtant très mal avec une historiographie anti-civilisatrice dans laquelle le capital arrive au monde – selon les mots de Marx – « dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores ».
A fortiori allait-il à l’encontre du matérialisme historique d’imaginer que la logique de l’exploitation et du travail abstrait ne soit pas née du développement des forces productives «dans le sein même» des sociétés agraires prémodernes, mais au contraire, du seul « développement de forces destructrices » prenant la forme d’un principe extérieur qui s’impose à l’économie agricole de subsistance et l’étouffe au lieu de se développer à partir de ses bases étroites. Les marxistes, afin de ne pas mettre en péril leur philosophie méta-théorique de l’histoire, laissèrent donc dans l’ombre le récit des phases primitives du capitalisme ou le déclarèrent mensonger. Il faut voir là, de toute évidence, la peur de donner du blé à moudre à la pensée réactionnaire. Mais il s’agit d’une fausse alternative, de celles qui jaillissent sans cesse des contradictions de l’idéologie bourgeoise. La mythologie du progrès forgée par les Lumières, d’une part, le pessimisme culturel réactionnaire et le romantisme champêtre, de l’autre, sont les deux faces d’une même médaille. La quête d’une ontologie positive est à la base de ces deux visions de l’histoire.
Si l’on fait l’hypothèse que la pulsion négative prévaut et permet de « renverser tous les rapports où la nature humaine est dégradée » (Marx), alors nulle construction ontologique n’est nécessaire. On serait tenté d’en conclure que les concepts du matérialisme historique ne sont valides que pour la seule forme sociale capitaliste. Quoi qu’il en soit, la question se pose de savoir comment au juste le mode de production capitaliste a pu émerger de l’« économie politique des armes à feu » ?."
(Robert Kurz, Revue Jungle World - Janvier 2002)