"Avant le capitalisme, la violence a un rôle extra-économique. Avec le
capitalisme et le marché mondial, la violence prend un rôle économique
dans l'accumulation. Et c'est ainsi que l'économique devient dominant.
Non que les rapports économiques coïncident avec les rapports de force,
mais ils ne s'en séparent pas. Et l'on a ce paradoxe : l'espace des
guerres, pendant des siècles, au lieu de sombrer dans le néant social,
devient l'espace riche et peuplé, le berceau du capitalisme. Ce qui
mérite attention.
Il s’ensuit la constitution du marché mondial, la
conquête des océans et des continents, leur pillage par les pays
européens : Espagne, Angleterre, Hollande, France. Ces expéditions
lointaines exigent des ressources autant que des buts et des fantasmes,
l’un n’empêchant certes pas l’autre ! Le centre du processus historique,
où se situe-t-il ? Le foyer ardent, le creuset d’où irradient ces
forces créatrices et catastrophiques, c’est la région qui reste à ce
jour la plus industrialisée d’Europe, la plus soumise aux impératifs de
la croissance : Angleterre, France du nord, Pays-Bas, région entre Loire
et Rhin.
Le négatif et la négativité, ces abstractions philosophiques,
prennent une forme concrète quand on les pense dans l’espace social et
politique. En s’inspirant de Marx, beaucoup d’historiens ont cherché une
explication économique de ces violences ; ils ont projeté sur le passé
un schéma postérieur, acceptable pour la période impérialiste. Ils n’ont
pas cherché comment l’économique devient prédominant, ce qui définit
(conjointement avec d’autres déterminations : la plus-value, la
bourgeoisie et son Etat) le capitalisme. Ils n’ont pas bien compris la
pensée de Marx, à savoir que l’historique domine avec ses catégories
pendant une certaine période, puis se subordonne à l’économique au XIXe
siècle.
Veut-on remplacer l’explication ‘‘économiste’’ de l’histoire par
un schéma ‘‘polémologique’’ ? Pas exactement. La guerre a été
injustement classée parmi les principes destructeurs et mauvais, opposés
aux bons principes créateurs ; alors que l’économique se posait, par la
voix des économistes, comme ‘‘productif’’ positivement et
pacifiquement, les historiens jugeaient les guerres : méchantes actions,
résultat de passions néfastes, l’orgueil, l’ambition, la démesure.
Cette pensée apologétique, encore répandue, a mis entre parenthèses le
rôle de la violence dans l’accumulation capitaliste, la guerre et les
armées comme forces productives. Ce que pourtant Marx avait indiqué et
même souligné d’un trait bref mais énergique. Que produit la guerre ?
L’Europe occidentale, espace de l’histoire, de l’accumulation, de
l’investissement, base de l’impérialisme dans lequel l’économique
triomphe. La vie de cet espace, de ce corps étrange, c’est la violence,
tantôt latente, ou se préparant, tantôt déchaînée, tantôt en proie à
elle-même, tantôt déferlant sur le monde, se célébrant dans les arcs
(romains de provenance), les portes, les places, les voies triomphales.
[…] Les hommes qui firent l’histoire, des simples soldats aux maréchaux,
des paysans aux empereurs, voulaient-ils l’accumulation ? Certes non.
Plus finement qu’au moment où se constituait l’analyse du temps
historique, aujourd’hui qu’il se désagrège, ne convient-il pas de
distinguer les motivations, les raisons et les causes, les buts, les
résultats ?
L’orgueil et l’ambition ont fourni plus d’un motif ; les
luttes furent souvent dynastiques quant aux résultats, ils se
constatent ‘‘après coup’’. Et l’on revient à une formulation dialectique
plus acceptable que les vérités historiques assénées dogmatiquement, à
la pensée célèbre de Marx : les hommes font leur histoire et ne savent
pas qu’ils la font"
(Henri Lefebvre, La production de l'espace, Anthropos, 1974, pp. 318-320)
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