dimanche 2 avril 2017

La face inavouable du Capital - 1

"Avant le capitalisme, la violence a un rôle extra-économique. Avec le capitalisme et le marché mondial, la violence prend un rôle économique dans l'accumulation. Et c'est ainsi que l'économique devient dominant. Non que les rapports économiques coïncident avec les rapports de force, mais ils ne s'en séparent pas. Et l'on a ce paradoxe : l'espace des guerres, pendant des siècles, au lieu de sombrer dans le néant social, devient l'espace riche et peuplé, le berceau du capitalisme. Ce qui mérite attention. 

Il s’ensuit la constitution du marché mondial, la conquête des océans et des continents, leur pillage par les pays européens : Espagne, Angleterre, Hollande, France. Ces expéditions lointaines exigent des ressources autant que des buts et des fantasmes, l’un n’empêchant certes pas l’autre ! Le centre du processus historique, où se situe-t-il ? Le foyer ardent, le creuset d’où irradient ces forces créatrices et catastrophiques, c’est la région qui reste à ce jour la plus industrialisée d’Europe, la plus soumise aux impératifs de la croissance : Angleterre, France du nord, Pays-Bas, région entre Loire et Rhin. 

Le négatif et la négativité, ces abstractions philosophiques, prennent une forme concrète quand on les pense dans l’espace social et politique. En s’inspirant de Marx, beaucoup d’historiens ont cherché une explication économique de ces violences ; ils ont projeté sur le passé un schéma postérieur, acceptable pour la période impérialiste. Ils n’ont pas cherché comment l’économique devient prédominant, ce qui définit (conjointement avec d’autres déterminations : la plus-value, la bourgeoisie et son Etat) le capitalisme. Ils n’ont pas bien compris la pensée de Marx, à savoir que l’historique domine avec ses catégories pendant une certaine période, puis se subordonne à l’économique au XIXe siècle. 

Veut-on remplacer l’explication ‘‘économiste’’ de l’histoire par un schéma ‘‘polémologique’’ ? Pas exactement. La guerre a été injustement classée parmi les principes destructeurs et mauvais, opposés aux bons principes créateurs ; alors que l’économique se posait, par la voix des économistes, comme ‘‘productif’’ positivement et pacifiquement, les historiens jugeaient les guerres : méchantes actions, résultat de passions néfastes, l’orgueil, l’ambition, la démesure. Cette pensée apologétique, encore répandue, a mis entre parenthèses le rôle de la violence dans l’accumulation capitaliste, la guerre et les armées comme forces productives. Ce que pourtant Marx avait indiqué et même souligné d’un trait bref mais énergique. Que produit la guerre ? 

L’Europe occidentale, espace de l’histoire, de l’accumulation, de l’investissement, base de l’impérialisme dans lequel l’économique triomphe. La vie de cet espace, de ce corps étrange, c’est la violence, tantôt latente, ou se préparant, tantôt déchaînée, tantôt en proie à elle-même, tantôt déferlant sur le monde, se célébrant dans les arcs (romains de provenance), les portes, les places, les voies triomphales. […] Les hommes qui firent l’histoire, des simples soldats aux maréchaux, des paysans aux empereurs, voulaient-ils l’accumulation ? Certes non. Plus finement qu’au moment où se constituait l’analyse du temps historique, aujourd’hui qu’il se désagrège, ne convient-il pas de distinguer les motivations, les raisons et les causes, les buts, les résultats ? 

L’orgueil et l’ambition ont fourni plus d’un motif ; les luttes furent souvent dynastiques quant aux résultats, ils se constatent ‘‘après coup’’. Et l’on revient à une formulation dialectique plus acceptable que les vérités historiques assénées dogmatiquement, à la pensée célèbre de Marx : les hommes font leur histoire et ne savent pas qu’ils la font"

(Henri Lefebvre, La production de l'espace, Anthropos, 1974, pp. 318-320)




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Point de vue de l’Aranea

    Ils avaient cherché refuge dans ces pierres ancestrales, accumulées les unes sur les autres depuis longtemps, et soudées par la magie d’...