" Nous sommes arrivés à un point de l’histoire où, définitivement, il
ne peut plus s’agir de changer les modes de distribution et les
gestionnaires à l’intérieur d’un mode de vie accepté par tous ses
participants. Nous sommes plutôt confrontés à une crise de civilisation,
au déclin d’un modèle culturel qui comprend tous ses membres. Cette
constatation n’est pas nouvelle, en tant que telle ; elle a été faite
notamment entre les deux guerres par des observateurs réputés «
bourgeois » ou « conservateurs ». A cette époque-là, la pensée
d’émancipation sociale, à quelques exceptions près, partageait la
confiance dans le « progrès » et se préoccupait seulement de la
distribution inégale de ses fruits. D’ailleurs, la notion de progrès
technique, industriel et économique et celle de progrès social et moral
se confondaient et semblaient marcher ensemble ; les classes dominantes
de l’époque étaient vues comme « conservatrices » par nature et opposées
par principe au « progrès », au « changement » et aux « réformes ».
Avec
des auteurs comme Walter Benjamin, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer
s’est réalisée une première convergence entre la critique de la «
culture » et celle du « capitalisme ». Mais il fallait attendre les
années soixante-dix pour que des critiques de la forme de vie englobant
tous les sujets trouvent une diffusion plus large. D’un côté, on voyait
la critique de la « technologie » articulée par des auteurs comme Ivan
Illich, Günther Anders, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Paul Henry,
Lewis Mumford, Christopher Lasch ou Neil Postman, mais aussi les
théories écologiques et la critique du « développement » conçue par le
MAUSS, Serge Latouche ou François Partant. Toutefois, lorsqu’il s’agit
de discerner les causes des problèmes si bien décrits, ce genre
d’analyses se limite souvent à indiquer une espèce d’égarement
déplorable de l’humanité. En même temps, les situationnistes, et plus en
général la contestation issue de la « critique artiste »
(Boltanski-Chiappello) commencée par les dadaïstes et les surréalistes,
de même qu’une certaine sociologie critique inaugurée par Henri
Lefebvre, ont mis au premier plan de la contestation des aspects plus «
subjectifs », c’est-à-dire l’insatisfaction à l’égard de la vie qu’on
mène dans la « société d’abondance », même lorsque les besoins premiers
sont satisfaits.Mais ils continuaient, plus que le premier genre, à se baser sur une
vision dichotomique : « eux » contre « nous », les « patrons du monde »
nécrophiles contre « notre » volonté de vivre.
Une nouvelle théorie
du fétichisme de la marchandise voudra dépasser les limites de ces
critiques. Pour elle, il ne s’agit pas du destin de l’« humanité devant la technique », ni d’une conspiration des puissants méchants contre le bon peuple. Le cœur du problème réside plutôt dans la « forme-sujet »
commune à tous ceux qui vivent dans la société marchande, même si cela
ne veut pas dire que cette forme soit exactement la même pour tous les
sujets. Le sujet est le substrat, l’acteur, le porteur dont le système
fétichiste de valorisation de la valeur a besoin pour assurer la
production et la consommation. Il n’est pas complètement identique à
l’individu ou à l’être humain, lequel peut parfois sentir la forme-sujet
comme une camisole de force (par exemple, le rôle du mâle, ou du «
gagnant »). C’est pourquoi Marx a appelé le sujet de la valorisation de
la valeur le « sujet automate » – ce sujet est le contraire de l’autonomie et de la liberté à laquelle on associe habituellement le concept de « sujet ».
(...)
Les concepts actuellement très en vogue comme celui – bien démocratique – de« multitude »
consistent précisément en cet encensement des sujets dans leur
existence empirique et immédiate. On s’épargne alors l’effort de rompre
soi-même avec sa propre forme-sujet qui n’est pas simplement imposée par
l’extérieur, mais qui structure sa propre personnalité dans les
profondeurs, par exemple dans la présence presque universelle de
l’esprit de concurrence. Malheureusement, l’aggravation générale des
conditions de vie dans le capitalisme ne rend pas les sujets plus aptes à
les renverser, mais toujours moins, parce que la totalisation de la
forme-marchandise engendre de plus en plus des sujets totalement
identiques au système qui les contient. Et même lorsque ceux-ci
développent une insatisfaction qui va au-delà du fait de se déclarer mal
servis, ils sont incapables de trouver en eux-mêmes des ressources pour
une vie différente, ou seulement des idées différentes, parce qu’ils
n’ont jamais connu rien d’autre. Jaime Semprun avait subtilement renversé dès les années 1990, la désormais trop célèbre vulgate des bien pensants :
"Au lieu de nous demander, comme
font les écologistes : quel monde laisserons-nous à nos enfants ? nous
devrions nous demander : à quels enfants laisserons-nous ce monde ? »
In "Pour une nouvelle critique sociale", Anselme Jappe - Juin 2015
http://pensee-radicale-en-construction.overblog.com/2014/04/pour-une-nouvelle-critique-sociale-anselm-jappe.html
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