René
Girard, dans son ouvrage consacré au désir triangulaire dans le roman
moderne européen, "Mensonges romantiques et vérités romanesques", décrit
méticuleusement, de Cervantès à Dostoïevski, les moments-clés de
l'alchimie affective du héros romanesque. Qu'est-ce que le désir
triangulaire ? Il est le fait, pour l'individu moderne tel qu'il est
pris dans des rapports psychologiques et sociaux déterminés, de ne
jamais savoir désirer par soi-même, de ne jamais être tendu vers l'objet
ou l'être désiré par une libre volonté qui se mouvrait sans référent
extérieur, il est le fait, en somme, de désirer une chose, un état, dans
la mesure où le comportement d'un tiers admiré, voire idolâtré,
c'est-à-dire d'un médiateur, se voit imité, reproduit à l'identique,
re-présenté. Or, ce désir triangulaire, observe René Girard, de
Cervantès à Dostoïevski, en passant par Flaubert, Stendhal et Proust, se
resserre au fil de l'aventure littéraire européenne : autrement dit, la
sphère des possibles du médiateur et celle du sujet désirant tendent à
se confondre toujours davantage, au point que l'admiration solaire et
bienveillante initiale (Don Quichotte) se mue progressivement en haine
pure et simple face à un médiateur pourtant secrètement idolâtré (Les
frères Karamazov). Voyons cela de plus près.
Don Quichotte désire
sauver des jeunes filles en détresse. Dans ce désir, il se réfère sans
cesse à son modèle, à son idole, à son maître : Amadis de Gaule, le
héros d'un roman de chevalerie. Cette médiation du désir, il l'assume
sans cesse, il la revendique même, elle est le guide de sa folie douce
qui l'enjoint à combattre des moulins à vent ; pour tout dire, il ne
saurait se passer de ce point fixe, de ce soleil tout-puissant qui lui
suggère ses discours brillants, ses interprétations farfelues, sa
volonté tenace et fière. Une telle sérénité chez Don Quichotte est
rendue possible par le fait que la sphère des possibles d'Amadis et la
sienne propre ne se rencontrent jamais : étant un être de fiction,
confiné dans les livres, qui ne saurait intervenir dans la réalité,
Amadis ne risque pas de conquérir à sa place le coeur de sa Dulcinée. Il
n'est pas son concurrent direct, nulle haine ne saurait intervenir
entre eux. Cette configuration d'un désir triangulaire assumé, on la
retrouve dans la relation qui unit Sancho à Don Quichotte. Sancho désire
devenir gouverneur de « son » île, celle que Don Quichotte lui a
promise. Dans ce désir, il se réfère constamment à la parole de son
maître, qui a pour lui une autorité incontestable. Mais cette façon de
participer à un délire insensé n'a rien de malsain, elle n'est pas
souffrante : Sancho aime sincèrement son maître, il ne prétend pas lui
faire de l'ombre ni ne se sent humilié par ses manières altières,
parfois méprisantes. Il sait rester "à sa place". Car la distinction de
classe fonctionne ici comme étanchéité d'une sphère des possibles à
l'égard de l'autre.
Avec le personnage d'Emma Bovary, l'étau se
resserre. Emma désire sortir du carcan triste à mourir de son mariage
rural, et souhaite partir à la rencontre du grand monde. Un tel désir
lui est suggéré par l'intrigue des romans d'amour qu'elle ne se lasse
pas de relire, unique fenêtre d'espoir dans cet univers fade, mesquin,
bourgeois, et patriarcal, dans lequel elle semble condamnée à pourrir.
Or, un tel désir, ici magnifié, se verra transitoirement réalisé lors
d'une soirée où la possibilité d'un prince charmant se laisse entrevoir.
Mais en vain. Car c'est le poison qui l'attend plutôt. Ici, la
médiation est relativement sereine, car c'est encore le roman qui est
son vecteur. Mais, dans la mesure où son inscription dans la réalité est
davantage possible, possibilité qui vient gâter finalement l'ensemble
du vécu d'Emma, elle suppose déjà une concurrence entre les médiatrices
(les héroïnes) et la jeune femme follement éprise de joies mondaines.
Stendhal avait déjà confirmé un tel étouffement, dans Le Rouge et le
Noir.
Julien désire, plus que tout au monde, conquérir la société
parisienne, et pour ce faire, il délaissera son seul "vrai amour",
Madame de Rênal. Un tel désir a pour figure de concentration une
personne, Mathilde de la Mole, "la" femme, ici idéalisée, ou
réifiée, qu'il s'agit absolument de "séduire". Mathilde de la Mole est
désirée non pas pour elle-même, mais simplement parce que l'ensemble de
la société parisienne, masculine, son père, ses prétendants, paraissent
la désirer, la valoriser comme femme de goût, belle et intelligente,
"femme fatale" en somme, dont la "possession" reviendrait à "posséder"
l'ensemble des "biens" désirables du grand monde. Au fond, ce qui est
véritablement « aimé » dans ce lien, ce n'est pas la personne concrète
de Mathilde, mais bien l'ensemble des rivaux, tout le microcosme
parisien masculin, qui se meut autour de cette "étoile" (qui n'est en
fait qu'un prétexte). Mais cet « amour » n'est pas conscient, ni admis.
Car ici, la sphère des possibles du médiateur recouvre celle du sujet
désirant : les idoles se sont transformées en concurrents, ils peuvent
"ravir le coeur" de "la belle Mathilde". La médiation se fait alors
envie, haine de soi et de l'autre, vanité. Lorsque le médiateur est un
égal, ce qui est d'autant plus le cas dans une société qui tend à se
démocratiser, la « médiation interne » se substitue à la « médiation
externe », solaire et sereine quoique illuminée, d'un Don Quichotte. Le
virilisme romantique devient pédanterie glaciale, et non plus fantaisie
bouffonne.
Avec Proust, la « médiation interne » s'intensifie. Ce
n'est plus la société qui est le médiateur, mais le « milieu ». Ainsi
naît le snobisme, à la fin du XIXème siècle, sur fond de déclin
désespéré d'une aristocratie à bout de souffle. Swann aime la grande
peinture, la musique édifiante, les belles lettres. Il est presque
artiste, mais il lui manque cette folie : le dépassement du désir
triangulaire. Car, désirant tout cela, ce qu'il désire au fond, c'est
l'admission dans le cercle restreint des aristocrates mondains. Madame
de Guermantes est le point focal où se laisse représenter au mieux son
snobisme : sa relation à elle, obséquieuse et soumise, montre à quel
point un homme "digne" et fier est prêt à se rapetisser pour grapiller
quelques miettes de mondanités, de prestige social.
Mais la
médiation interne est à son paroxysme chez Dostoïevski, dans Les frères
Karamazov. Ici, c'est au sein même de la famille que vient se nicher le
médiateur. A l'exception d'Alexis, les fils du vieux Karamazov sont
hantés par cette figure dont ils désirent passionnément imiter la force,
la colère, la haine, sans jamais assumer une telle imitation, tant elle
les horrifie. La relation de l'inquisiteur au Christ ressuscité est
d'ailleurs du même ordre, un conflit familial : c'est au Nom du Père et
de sa haine, de sa soif de pouvoir, que l'inquisiteur sacrifie le Fils
redescendu sur terre, et ce au sein d'une imitation qui ne se reconnaît
pas, l'inquisiteur se considérant au fond comme un criminel impie.
Dans
le cas de la médiation interne, qui est le cas le plus courant dans nos
sociétés démocratiques et marchandes, le désir triangulaire a ceci de
pervers qu'il est contagieux : le désir imité, celui du médiateur, peut
être imaginé au départ par le sujet désirant, à l'arrivée, il sera
devenu réel, car la concurrence, l'égalité dans lesquelles sont pris ces
deux pôles, auront tôt fait de concrétiser un tel désir. Donnons un
exemple. Dans Le Rouge et le Noir, M. de Rênal suppose que Valenod
désire employer Julien comme précepteur, et en cela il a d'abord tort.
Mais cette imagination, Valenod étant le deuxième homme du village, le
pousse à employer effectivement Julien. Or, plus tard, tandis que Julien
ne sera plus au service de M. de Rênal, Valenod désirera l'employer à
son tour, car il a pris de la valeur, dans la mesure où il a déjà
travaillé pour son rival immédiat, haï quoique secrètement adoré. Le
désir de Valenod, seulement supposé initialement, est devenu réel : il y
a bien contagion, et passage de l'illusion au vrai, en ce qui concerne
le désir triangulaire. Tel est donc le fonctionnement du désir dans nos
sociétés fétichistes-spectaculaires, auxquelles nous allons maintenant
nous intéresser de plus près.
Désir triangulaire et publicité
Les
trois pôles envisagés par Girard : sujet désirant, médiateur, et objet
désiré, peuvent être, dans une perspective d'extension à la critique
marxienne de la valeur, complétés par les trois autres pôles suivants :
le travailleur-consommateur, la valeur, et la marchandise. Dans notre
cadre, qui est ici une critique radicale de la publicité et des médias
qui lui sont associés, il faut entendre par valeur non seulement
l'argent ou le travail abstrait, mais aussi et avant tout une communauté
abstraite, une somme de personnes représentatives d'un système, un
ensemble de gens qui ont « réussi », et dont les caractéristiques
rejoignent, de fait, les déterminations de l'argent et du travail
abstrait. Il s'avère donc que, dans la publicité de nos sociétés
occidentales ou occidentalisées, au sein de cette somme d'images
symptomatiques d'un système qui valorise l'apparence des produits du
travail en passant sous silence le labeur concret des travailleurs et
travailleuses ainsi que leurs souffrances réelles, on retrouve,
esthétisée, magnifiée, la triangulation du désir dans tous les moments
qui viennent d'être distingués. Elle sera simplement, dans ce contexte
"promotionnel", devenue totalement triviale et vulgaire, même si elle
n'est pas moins mythologique et délirante. Un fond patriarcal diffus,
qui confirme un économicisme fonctionnel, enveloppe cette esthétique de
l'occultation. Il s'agit de bien le montrer maintenant.
Dans la
publicité pour Nutella, par exemple, la médiation interne est
intra-familiale. Un « moment Nutella », outre les sourires niais des
enfants et les regards "complices" des parents, c'est avant tout un
instant de violence psychique et symbolique inouïe, portée à son
paroxysme, à la manière d'un roman de Dostoïevski. L'huile de palme et
toutes ses dérives, l'exploitation des travailleurs et travailleuses qui
produisent la pâte à tartiner, toutes ces injustices et horreurs qui se
concentrent dans l'illusion d'une « marque », se voient condensées dans
la « joie » d'un enfant, à l'intérieur du « bonheur simple » d'une
"famille" standardisée, à l'intérieur d'une concurrence intra-familiale
apparemment « bon enfant ». C'est le cocon le plus intime qui est ici
pris en otage, capté, détruit de l'intérieur, par des spécialistes en
neuromarketing sans scrupules. L'idéologie qui défend l'exploitation
ici, est indissociable de celle qui représente une famille-type,
structurellement patriarcale.
La publicité est narcissique. Le
milieu des publicitaires l'est, a fortiori, aussi. Ainsi, il existe un
autre type de publicité où c'est le snobisme à la Proust qui opère au
mieux. Le terme de « hipsters », qui ne désigne plus aucun individu
concret ou réel, complexe, forgé à nouveaux frais donc, comme
type-standard de personnalité, définit assez bien le microcosme que
certaines campagnes publicitaires tentent de mettre en avant, afin de
créer un monde à l'image des publicitaires. Les hipsters écouteraient de
l'electro, feraient du « clavier », travailleraient dans la publicité,
l'édition, le graphisme, le cinéma, la mode, ou dans les milieux de
l'art contemporain. Ils seront « in » (ils n'emploient donc pas ce mot),
« artistes », n'auront aucune conscience politique, et resteront au
sein d'un entre-soi nauséabond. Les publicités qui illustrent
parfaitement le snobisme publicitaire sont les publicités pour Apple :
de belles images de grandes métropoles où l'urbain branché, blanc de
préférence, montre son aisance et sa fascination face à la machine
high-tech. Bien sûr, ne sont pas stipulées ici les conditions proprement
atroces dans lesquelles sont assemblées les machines, ni le prix
exorbitant des appareils, qui incitent les esclaves des temps modernes à
s'endetter ou à emprunter au prix d'un stress et d'un inconfort
continuels. Ce snobisme-là, esthète comme il se doit, se paye dans le
sang et les larmes.
La "femme fatale" qu'il faut à tout prix
séduire, cette Mathilde de la Mole figurée, fantasmée, de la modernité
tardive, on la retrouve dans les publicités pour le café. « L'Homme »,
viril et racé, boit son café, intense et corsé, et c'est « la Femme »
qui apparaît, envoûtée, conquise, prête à se jeter dans ses bras (ce
qu'elle fait effectivement, la plupart du temps). Toute la société
désire cette femme, mais c'est lui qui la "possède", parce qu'il a eu la
bonne idée de choisir la bonne marque de café. Les rivaux, autres
buveurs de café, ceux que l'on désire de fait sans jamais l'admettre,
sont éloignés. La concurrence entre les marques rejoint la concurrence
amoureuse, définie de façon machiste et patriarcale, dans un procès
vertigineux. Ces suggestions d'une bêtise abyssale passent bien sûr sous
silence les conditions réelles de production du café. Elles occultent
également le fait qu'une telle substance, drogue du travailleur pressé
de nos sociétés fétichistes, est aussi vecteur de destruction lente de
nos vécus concrets.
Les publicités pour le parfum féminin, de leur
côté, renouvellent un bovarysme effrayant. Cette héroïne de romans
d'amour qui a tant fasciné Emma, on la retrouve, transfigurée, à l'odeur
enchanteresse, au sein d'un cadre urbain magique, parisien, et c'est à
elle qu'il faut ressembler, c'est elle qu'il faut imiter : désirable,
intégrée, bien dans son corps et dans sa tête... Femme !... - valoriser
le « féminin » revenant ici à déprécier ultimement les femmes en chair
et en os. Enfin, le Don Quichotte des temps modernes, c'est cet «
adulescent » bedonnant qui rêvasse devant sa télévision face à un clip
promouvant la marque Axe Apollo. « Rien ne bat un astronaute », tel est
le slogan qui vient réveiller l'ethos chevaleresque d'un frustré aigri
avant l'âge qui s'en ira dès lors conquérir le monde, combattre les
moulins à vent, libérer sa "Dulcinée" réifiée - un prétexte (autrement
dit, il deviendra trader ou chef d'entreprise, dans le meilleur des
cas).
Mais revenons-en à la littérature. On ne saurait comparer la
démarche des auteurs cités plus haut à celle des publicitaires : les
premiers dévoilent et dénoncent les mécanismes de la triangulation du
désir, les seconds les occultent délibérément, ou les utilisent à des
fins cyniques, destructrices, que le récepteur ignore. Quelle est
donc la littérature qui correspondrait au projet implicitement présent
dans les discours publicitaires ? Assurément, et cela est suggéré par
Girard, la littérature romantique et la littérature réaliste.
Le
romantisme, d'une part, est une façon de supposer un héros masculin,
passionné ou "viril", dont la volonté est absolument close sur
elle-même, sans relation à quelque altérité extérieure, il est la
valorisation d'un "je" pur dont les passions ne résulteraient nullement,
mais dans l'illusion, d'une imitation quelconque (la réification du
"féminin", ici, rejoint la réification liée à une exploitation massive
et occultée ; l'unité de l'esclavagisme moderne s'affirmant constamment,
par-delà les pseudo-différenciations du spectacle de la société
marchande). Dès lors, ce "je" pur masculin tait purement et simplement
l'existence pourtant universelle et nécessaire du désir triangulaire.
Telle est, éminemment, la publicité : romantique, explicitement,
cynique, en sous-main.
D'autre part, le réalisme, quant à lui, à
travers l'affirmation d'une "scientificité" douteuse, suppose la
possibilité d'une observation "objective", d'un narrateur détaché de
tout affect, soit une relation entre objet et sujet qui serait directe,
non contaminée par quelque médiation. Ici encore, le désir mimétique est
passé sous silence. Telle est donc, également, la publicité : réaliste,
explicitement, cynique, toujours.
Une façon d'échapper à ce
triangle infernal, qui est ainsi, chez le héros romantique ou
"réaliste", comme chez l'aliéné de la modernité tardive, une composante
essentielle de la personnalité, est peut-être suggérée par la passion
stendhalienne. Fabrice del Dongo, dans son amour pour Clélia, ou Clélia
plutôt, qui n'est plus essentialisée, tous deux ont quitté tout désir
social, tout désir de reconnaissance, et ils ne sont pas non plus
romantiques, ou lyriques, ils ne peuvent tout simplement pas « chanter »
leur amour. C'est leur mutisme, à travers les barreaux d'une prison,
qui évoquera le plus pleinement leur accès à la libération à l'égard de
toute forme de joug aliénant. Les amours homosexuelles d'un Proust, de
même, évoquent des évasions porteuses...
Quoi qu'il en soit, les
publicités sur "nos" écrans, sur les murs des villes et campagnes,
restent quotidiennement des insultes subtiles, des moqueries cyniques
mais "sympathiques", qui décomposent psychiquement toujours plus les
anonymes travailleuses-consommateurs que nous "sommes". Leurs
assignations classistes, patriarcales, parfois racistes également, qui
sont devenues "drôles", "fun", esthétisées, donnent à la misère un
sourire qui ne la rend pas plus "tolérable", mais plus inconsciente
finalement, et plus dissociatrice encore. La triangulation de nos
désirs, ici, n'a même plus la profondeur ou la dignité de la souffrance
d'une Emma Bovary, d'une Mathilde de la Mole, d'un Marcel, d'un Aliocha,
ni même la splendeur bouffonne d'un Don Quichotte. Devenue infiniment
triviale et laide, constante et décevante, elle devient mille petits
coups d'épingles supportés chaque jour, pour que des violences plus
graves deviennent ensuite elles-mêmes tolérables, de façon passive ou
"collaborative" (fascisme, racisme ou sexisme débridés, austérité
sauvage, etc.).
(Avec l'aimable autorisation de Benoit Bohy-Bunel : http://benoitbohybunel.over-blog.com/)