Réification
-superfluité et totalitarisme ?
Quels enfants allons-nous laisser à ce monde ?
Quels enfants allons-nous laisser à ce monde ?
En 1951 Hannah Arendt publie un ouvrage majeur : "Les origines du Totalitarisme", dont la traduction française du tome 3 ("Le système totalitaire"-1972) essaie de comprendre et dévoiler les processus aveugles ayant mené l'humanité dans son ensemble au bord de l'abime. Déconstruisant les raisons historiques, culturelles, économiques et sociales qui au sein de l'Europe ont provoqué l'effroi - tant ontologiquement qu'anthropologiquement - elle formule l'hypothèse du concept de superfluité. Selon elle, à la différence des régimes
autoritaires et liberticides, les totalitarismes à venir ne se contenteraient
pas d’éliminer toute opposition politique, mais iraient jusqu’à
rendre l’homme superflu, (donc chosifié, réifié), ce qu’Orwell
avait également mis en avant dans son ouvrage de fiction écrit en
1948 : 1984.
Si l’analyse arendtienne s’ancre dans une étude historique de la
genèse et de l’avènement des systèmes nazis et soviétiques –
et nombreux furent les auteurs à prolonger son travail dans cette
perspective –, il apparaît également possible d’imaginer, à la
suite du travail d’Arendt, l’existence d’un totalitarisme
« générique ,
ou diffus »,
qui aurait survécu à la chute des deux systèmes
« concentrationnaires historiques », parce que - comme
l'avait écrit Théodor W. Adorno dans « Éduquer
après Auschwitz »-
les conditions qui avaient permis leur réalisation, n’ont pas été
dépassées. C’est précisément la piste que nous souhaitons
explorer, partant de l’hypothèse que le capitalisme, en tant que
processus de production et modèle culturel hégémoniques, tient
pour nécessaire son développement perpétuel, son intensification,
tant dans l’espace que dans le temps, et devenu
« sujet automate » (K Marx) broie les sujets qui l'ont
fait naître,
seule manière pour lui de ne pas s'auto-effondrer. Or, cette
intensification de la domination des catégories centrales du
capitalisme (travail, argent, valeur, fétichisme) ne peut exister
sans produire, en négatif, une croissante superfluité, tant des
choses que des hommes qui les produisent et les consomment. Cette
proposition établie, le développement
des notions de réification et de superfluité peuvent
apparaître à la fois comme les symptôme, mais aussi comme ce qui
rend possible la mise en place d’un système totalitaire.
Sommes-nous
capables d’identifier la montée ou l’existence, aujourd’hui,
d’un totalitarisme ou de formes totalitaires qui n’aurai(en)t ni
les couleurs,
ni les contours
des formes passées ? Si la condamnation des systèmes
autoritaires, concentrationnaires et liberticides fut unanime, si les
« plus jamais ça » fleurirent, depuis l’après-guerre
jusqu’à aujourd’hui, en passant par la chute du communisme
soviétique, une question demeure : les conditions économiques,
sociales et politiques, les systèmes de pensée, les idéologies et
les formes de langage qui y sont associés, tout cet ensemble
anthropologique qui rendit possibles l’écrasement de la totalité
en l’homme,(de sa subjectivité de sa liberté de penser, et de sa
capacités d’autodétermination individuelle et collective soit
son humanité) sont-elles demeurées les mêmes ? Davantage
-démentant le sens commun « d'une
histoire qui ne se répéterait jamais »,
- seraient-elles en train de réapparâitre ?. Dans un système
marchand clos à l'échelle de l'humanité, où la montée de
l'insignifiance éthique n'apparaît que comme l'envers d'une
consommation massifiée d'objets de plus en plus obsolètes, où la
peur de l'altérité fait renaître les formes les plus archaïques
de pensées populistes et réactionnaires, mais surtout où l'égoïsme
consumériste consacre la primeur du « droit
à » au
détriment du « devoir
pour»
ces conditions d'émergence d'un nouveau totalitarisme (qui serait
dès lors mondialisé) ont-elles été dépassées ou sont-elles, au
contraire, maintenant réunies ?
Parmi ces
conditions de possibilité du totalitarisme, le renversement
dialectique de la raison en rationalité instrumentale occupe une
place centrale. La raison issue des Lumières était apparue comme le
rempart décisif qui devait faire reculer les obscurantismes et les
formes de domination établies.
Séparant croyance et savoir, nature et culture, totalité et
parties, elle
était ainsi apparue comme le soubassement idéologique de l’État
moderne, du moins en permettant d'établir quelques principe
cardinaux de la philosophie du droit.. Or, l'extraordinaire
accélérations des connaissances scientifiques, puis techno
scientifiques depuis 1947, s'est dialectiquement et négativement
renversée en irrationalité instrumentale, décuplant les
possibilités de domination, libérant une puissance de maîtrise et
de destruction de la nature sans limite, à jamais séparée de
l'éthique humaine, de la culture et de l’histoire. Les
constructions historiques de la raison politique, des institutions,
du droit, se sont ainsi développées négativement au cours du
vingtième siècle,, jusqu’à produire - à leur insu - des
instruments d’assujettissement, de dépolitisation des sujet et de
leurs formes d'organisations collectives ; jusqu' à des formes
radicales de réification marchande de la vie humaine (physique et
psychique) allant parfois jusqu’à leur commerce et/ou
extermination.
Si dans un tel
processus historique devenu incontrôlable par manque de volonté
politique les bureaucraties d’État national, de gouvernance
continentale et/ou de gouvernance mondiale semblent avoir rendu
l’humanité superflue, se complexifiant sans cesses jusqu'à rendre
opaques leur modes de délibérations, de son côté la rationalité
techno-scientifique n’a cessé, dans le même temps, de
s’auto-accroître. Si certes les horreurs perpétrées au nom de
la science, sont régulièrement condamnées (notamment à l'heure
d' « une planète devenue monde fini »), les
conditions épistémologiques qui rendent possibles de tels actes
n’ont pourtant guère été jugées et dépassées. Des comités
d’éthique furent créés, mais le fondement épistémologique de
la science moderne, tout comme l’idéologie du progrès qui les
sous-tendent n’ont pas disparu. La plupart des recherches
scientifiques s’effectuent au nom d’un postulat (croyance?) qui
veut que la science – de même que la technologie – soit
forcément un progrès, positif en soi, indifféremment des
conditions historiques et politiques de leur production. Cette
conception du progrès s’articule à une représentation de
l’histoire comme « mouvement, écrivait Walter Benjamin,
« dans un temps homogène et vide ». Où il est justement
fait abstraction de l’histoire de ceux qui la font, de ce qui la
fait, de la raison humaine dans l’histoire. Cette conception d’un
progrès « malgré tout » exclut de fait
l’expérimentation politique du monde, et conditionne, in
fine,
l’élimination de l’animal politique, devenu absolument superflu.
Au nom de cette doxa portée par la science, le rêve Comtien est
devenu réalité et la gouvernance des experts en est la désolante
réalité : Le monde algorithmique binaire et souverain (dont
les révolutions numériques et génétiques posent à court terme la
question du seuil critique irréversible) s'est ainsi renversé en
négation radicale de la raison ontologique et éthique de la Polis
Il est
possible de comprendre ce renversement dialectique de la raison dès
lors que l’on prend en considération la manière dont le
développement industriel et capitaliste des conditions techniques et
sociales de production est devenu central dans les sociétés dites
« modernes ». Si le développement du capitalisme, en
particulier à partir de la dite « révolution industrielle »,
a été rendu possible par quelques évolutions techniques
déterminantes, les outils de la raison ont été eux-mêmes
surdéterminés par la finalité du développement du capitalisme,
présenté comme condition nécessaire de tout progrès.
L’émancipation de Tous par la raison dans l’entreprise
capitaliste, n’eut donc pas lieu. Alors que la raison humaine,
politique, implique de questionner les finalités, dans l’entreprise
capitaliste, la finalité échappe au logos :
tout y est rationnel par rapport à la finalité que constitue
l’accroissement perpétuel du capital et c’est encore au nom de
cette finalité que répond la marchandisation – qui transforme en
abstraction ce qu’elle produit – de tout ce qui existe, hommes,
animaux, végétaux, minéraux, à l’échelle de la planète et
même au-delà. Questionner la nature de ce qui atomise, réifie puis
rend superflu, en même temps que les conséquences politiques
générée par une telle triade cela s’impose d’autant plus à
nos yeux qu’aujourd’hui, nombre d’êtres humains semblent,
sinon totalement superflus (victimes du chômage de masse, de
conditions ahurissantes de travail, de retour à des formes
d'esclavage menant à la mort, donc d’exils forcés pour
survivre,), pour le moins radicalement dépossédés de leur capacité
d'exercer leur libre arbitre , de faire exercice de conscience
critique, donc de faire société, de fonder de nouvelles formes
d’organisations sociales, de réinventer de nouvelles formes
d'institutions politiques.
Les habitants
des centres les plus développés industriellement semblent largement
vouloir se satisfaire de l’ensemble des divertissements et
amusements offerts par l’industrie de la culture, du loisir et du
bien-être. Qui pourrait ne pas avoir constaté le désintérêt
radical des sociétés de masse pour la question sociale ? L’individu
massifié ne se moque-t-il pas que ses droits parfois les plus
fondamentaux puissent être bafoués, dès lors qu’il apparaît en
mesure de consommer et d’en éprouver du plaisir ? Max
Horkheimer a montré dans son ouvrage « Théorie critique,
théorie traditionnelle » comment le sentiment du néant
absolu de leur personne qui domine les membres de toute masse
correspond à l'idée puritaine que le succès matériel est en même
temps, le signe et la récompense de la supériorité morale ».
A ce titre le désintérêt pour la politique n’est-il pas l’aveu
ou le symptôme d’une forme avérée de superfluité ?
Superfluité non sans conséquences sur le plan psychique pour chaque
sujet, mais aussi pour tout corps social, qui dialectiquement et
négativement mûrit de profondes angoisses, nourrit frustrations et
denis de réalité, tout en croyant s'auto équilibrer à travers le
fétichisme de la marchandise sans cesses renouvelée. Englué dans
une masse dont il ne distingue ni la forme ni le noyau, un tel sujet
se désintéresse de la question sociale, envahi d’un fort
sentiment d’impuissance et souvent profondément résigné. Mais là
encore à cette pulsion autophage d'un auto centrement permanent sur
soi, correspond en négatif - comme un retour du refoulé - la
réapparition de la question politique sous ses formes les plus
brutales, les plus frustres., répétant par cycles le retour du bouc
émissaire (de genre, ethnique et/ou confessionnel). Ainsi au retour
du religieux constaté en ce début de XXIè siècle, à travers les
réaffirmations brutales de doxas orthodoxes, d'une « fantasmée
justice divine », de « dieux vengeurs, masqués,
autoritaires, et tout puissants », correspond en négatif la
souffrance psychique individuelle et le vide radical de sens qui
dans le geste de l'amok '(s'autodétruire en détruisant le plus de
vies qui nous entoure), dont la question de la portée, la
signifiance ontologique ne trouve comme exutoire vide que le mot de
« terrorisme »...
Dans un tel
contexte si dialectiquement la folie consumériste semble approfondir
partout sur la planète le désintérêt pour la question politique
et sociale, elle possède également de nombreux caractères communs
avec ces religions qui prétendent réenchanter le monde lorsque les
hommes n'ont plus voix au chapitre. Or les fantasmagories du capital
n'ont jamais eu pour finalités de transformer l'ordre politique
établi, mais bien plutôt d'en dissimuler les structures profondes,
tout en en assurant l'hégémonie. Finalement,
ce désintérêt organisé et institué pour la chose publique, pour
la discussion collective de l’intérêt commun, pour les affaires
de la Cité, génère en retour, des débouchés régressifs,
consacrant une défaite définitive de la critique, face à la
satisfaction morbide de politiques de l’élimination :
(infidèles, étrangers migrants, pauvres, chômeurs,, etc). Parce que
les conflits ne trouvent ni à s’exprimer, ni à se résoudre dans
des communs, où se joue dans le même mouvement autant la question
de la lutte de classe que celle de la lutte pour la reconnaissance
intersubjective. Dan son ouvrage Masse et Puissance, Elias Canetti
(témoin des deux formes contemporaines et pourtant idéologiquement
opposées des totalitarismes du XXè siècle avait perçu avec acuité
le nécessaire exercice de la dissidence radicale pour s'extirper de
la masse à la fois boudoir et tombeau de l'humanité.
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