dimanche 24 juin 2018

A propos du Totalitarisme... qui est là !


Réification -superfluité  et totalitarisme ?
Quels enfants allons-nous laisser à ce monde ?

En 1951 Hannah Arendt publie un ouvrage majeur : "Les origines du Totalitarisme", dont la traduction  française du tome 3 ("Le système totalitaire"-1972) essaie de comprendre et dévoiler les processus aveugles ayant mené l'humanité dans son ensemble au bord de l'abime. Déconstruisant les raisons historiques, culturelles, économiques et sociales qui au sein de l'Europe ont provoqué l'effroi - tant ontologiquement qu'anthropologiquement - elle formule l'hypothèse du concept de superfluité. Selon elle, à la différence des régimes autoritaires et liberticides, les totalitarismes à venir ne se contenteraient pas d’éliminer toute opposition politique, mais iraient jusqu’à rendre l’homme superflu, (donc chosifié, réifié), ce qu’Orwell avait également mis en avant dans son ouvrage de fiction écrit en 1948 : 1984. Si l’analyse arendtienne s’ancre dans une étude historique de la genèse et de l’avènement des systèmes nazis et soviétiques – et nombreux furent les auteurs à prolonger son travail dans cette perspective –, il apparaît également possible d’imaginer, à la suite du travail d’Arendt, l’existence d’un totalitarisme « générique , ou diffus », qui aurait survécu à la chute des deux systèmes « concentrationnaires historiques », parce que - comme l'avait écrit Théodor W. Adorno dans « Éduquer après Auschwitz »- les conditions qui avaient permis leur réalisation, n’ont pas été dépassées. C’est précisément la piste que nous souhaitons explorer, partant de l’hypothèse que le capitalisme, en tant que processus de production et modèle culturel hégémoniques, tient pour nécessaire son développement perpétuel, son intensification, tant dans l’espace que dans le temps, et devenu « sujet automate » (K Marx) broie les sujets qui l'ont fait naître, seule manière pour lui de ne pas s'auto-effondrer. Or, cette intensification de la domination des catégories centrales du capitalisme (travail, argent, valeur, fétichisme) ne peut exister sans produire, en négatif, une croissante superfluité, tant des choses que des hommes qui les produisent et les consomment. Cette proposition établie, le développement des notions de réification et de superfluité peuvent apparaître à la fois comme les symptôme, mais aussi comme ce qui rend possible la mise en place d’un système totalitaire.

Sommes-nous capables d’identifier la montée ou l’existence, aujourd’hui, d’un totalitarisme ou de formes totalitaires qui n’aurai(en)t ni les couleurs, ni les contours des formes passées ? Si la condamnation des systèmes autoritaires, concentrationnaires et liberticides fut unanime, si les « plus jamais ça » fleurirent, depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, en passant par la chute du communisme soviétique, une question demeure : les conditions économiques, sociales et politiques, les systèmes de pensée, les idéologies et les formes de langage qui y sont associés, tout cet ensemble anthropologique qui rendit possibles l’écrasement de la totalité en l’homme,(de sa subjectivité de sa liberté de penser, et de sa capacités d’autodétermination individuelle et collective soit son humanité) sont-elles demeurées les mêmes ? Davantage -démentant le sens commun « d'une histoire qui ne se répéterait jamais », - seraient-elles en train de réapparâitre ?. Dans un système marchand clos à l'échelle de l'humanité, où la montée de l'insignifiance éthique n'apparaît que comme l'envers d'une consommation massifiée d'objets de plus en plus obsolètes, où la peur de l'altérité fait renaître les formes les plus archaïques de pensées populistes et réactionnaires, mais surtout où l'égoïsme consumériste consacre la primeur du « droit à » au détriment du « devoir pour» ces conditions d'émergence d'un nouveau totalitarisme (qui serait dès lors mondialisé) ont-elles été dépassées ou sont-elles, au contraire, maintenant réunies ?

Parmi ces conditions de possibilité du totalitarisme, le renversement dialectique de la raison en rationalité instrumentale occupe une place centrale. La raison issue des Lumières était apparue comme le rempart décisif qui devait faire reculer les obscurantismes et les formes de domination établies. Séparant croyance et savoir, nature et culture, totalité et parties, elle était ainsi apparue comme le soubassement idéologique de l’État moderne, du moins en permettant d'établir quelques principe cardinaux de la philosophie du droit.. Or, l'extraordinaire accélérations des connaissances scientifiques, puis techno scientifiques depuis 1947, s'est dialectiquement et négativement renversée en irrationalité instrumentale, décuplant les possibilités de domination, libérant une puissance de maîtrise et de destruction de la nature sans limite, à jamais séparée de l'éthique humaine, de la culture et de l’histoire. Les constructions historiques de la raison politique, des institutions, du droit, se sont ainsi développées négativement au cours du vingtième siècle,, jusqu’à produire - à leur insu - des instruments d’assujettissement, de dépolitisation des sujet et de leurs formes d'organisations collectives ; jusqu' à des formes radicales de réification marchande de la vie humaine (physique et psychique) allant parfois jusqu’à leur commerce et/ou extermination.

Si dans un tel processus historique devenu incontrôlable par manque de volonté politique les bureaucraties d’État national, de gouvernance continentale et/ou de gouvernance mondiale semblent avoir rendu l’humanité superflue, se complexifiant sans cesses jusqu'à rendre opaques leur modes de délibérations, de son côté la rationalité techno-scientifique n’a cessé, dans le même temps, de s’auto-accroître. Si certes les horreurs perpétrées au nom de la science, sont régulièrement condamnées (notamment à l'heure d' « une planète devenue monde fini »), les conditions épistémologiques qui rendent possibles de tels actes n’ont pourtant guère été jugées et dépassées. Des comités d’éthique furent créés, mais le fondement épistémologique de la science moderne, tout comme l’idéologie du progrès qui les sous-tendent n’ont pas disparu. La plupart des recherches scientifiques s’effectuent au nom d’un postulat (croyance?) qui veut que la science – de même que la technologie – soit forcément un progrès, positif en soi, indifféremment des conditions historiques et politiques de leur production. Cette conception du progrès s’articule à une représentation de l’histoire comme « mouvement, écrivait Walter Benjamin, « dans un temps homogène et vide ». Où il est justement fait abstraction de l’histoire de ceux qui la font, de ce qui la fait, de la raison humaine dans l’histoire. Cette conception d’un progrès « malgré tout » exclut de fait l’expérimentation politique du monde, et conditionne, in fine, l’élimination de l’animal politique, devenu absolument superflu. Au nom de cette doxa portée par la science, le rêve Comtien est devenu réalité et la gouvernance des experts en est la désolante réalité : Le monde algorithmique binaire et souverain (dont les révolutions numériques et génétiques posent à court terme la question du seuil critique irréversible) s'est ainsi renversé en négation radicale de la raison ontologique et éthique de la Polis

Il est possible de comprendre ce renversement dialectique de la raison dès lors que l’on prend en considération la manière dont le développement industriel et capitaliste des conditions techniques et sociales de production est devenu central dans les sociétés dites « modernes ». Si le développement du capitalisme, en particulier à partir de la dite « révolution industrielle », a été rendu possible par quelques évolutions techniques déterminantes, les outils de la raison ont été eux-mêmes surdéterminés par la finalité du développement du capitalisme, présenté comme condition nécessaire de tout progrès. L’émancipation de Tous par la raison dans l’entreprise capitaliste, n’eut donc pas lieu. Alors que la raison humaine, politique, implique de questionner les finalités, dans l’entreprise capitaliste, la finalité échappe au logos : tout y est rationnel par rapport à la finalité que constitue l’accroissement perpétuel du capital et c’est encore au nom de cette finalité que répond la marchandisation – qui transforme en abstraction ce qu’elle produit – de tout ce qui existe, hommes, animaux, végétaux, minéraux, à l’échelle de la planète et même au-delà. Questionner la nature de ce qui atomise, réifie puis rend superflu, en même temps que les conséquences politiques générée par une telle triade cela s’impose d’autant plus à nos yeux qu’aujourd’hui, nombre d’êtres humains semblent, sinon totalement superflus (victimes du chômage de masse, de conditions ahurissantes de travail, de retour à des formes d'esclavage menant à la mort, donc d’exils forcés pour survivre,), pour le moins radicalement dépossédés de leur capacité d'exercer leur libre arbitre , de faire exercice de conscience critique, donc de faire société, de fonder de nouvelles formes d’organisations sociales, de réinventer de nouvelles formes d'institutions politiques.

Les habitants des centres les plus développés industriellement semblent largement vouloir se satisfaire de l’ensemble des divertissements et amusements offerts par l’industrie de la culture, du loisir et du bien-être. Qui pourrait ne pas avoir constaté le désintérêt radical des sociétés de masse pour la question sociale ? L’individu massifié ne se moque-t-il pas que ses droits parfois les plus fondamentaux puissent être bafoués, dès lors qu’il apparaît en mesure de consommer et d’en éprouver du plaisir ? Max Horkheimer a montré dans son ouvrage « Théorie critique, théorie traditionnelle » comment  le sentiment du néant absolu  de leur personne qui domine les membres de toute masse correspond à l'idée puritaine que le succès matériel est en même temps, le signe et la récompense de la supériorité morale ». A ce titre le désintérêt pour la politique n’est-il pas l’aveu ou le symptôme d’une forme avérée de superfluité ? Superfluité non sans conséquences sur le plan psychique pour chaque sujet, mais aussi pour tout corps social, qui dialectiquement et négativement mûrit de profondes angoisses, nourrit frustrations et denis de réalité, tout en croyant s'auto équilibrer à travers le fétichisme de la marchandise sans cesses renouvelée. Englué dans une masse dont il ne distingue ni la forme ni le noyau, un tel sujet se désintéresse de la question sociale, envahi d’un fort sentiment d’impuissance et souvent profondément résigné. Mais là encore à cette pulsion autophage d'un auto centrement permanent sur soi, correspond en négatif - comme un retour du refoulé - la réapparition de la question politique sous ses formes les plus brutales, les plus frustres., répétant par cycles le retour du bouc émissaire (de genre, ethnique et/ou confessionnel). Ainsi au retour du religieux constaté en ce début de XXIè siècle, à travers les réaffirmations brutales de doxas orthodoxes, d'une « fantasmée justice divine », de « dieux vengeurs, masqués, autoritaires, et tout puissants », correspond en négatif la souffrance psychique individuelle et le vide radical de sens qui dans le geste de l'amok '(s'autodétruire en détruisant le plus de vies qui nous entoure), dont la question de la portée, la signifiance ontologique ne trouve comme exutoire vide que le mot de « terrorisme »...

Dans un tel contexte si dialectiquement la folie consumériste semble approfondir partout sur la planète le désintérêt pour la question politique et sociale, elle possède également de nombreux caractères communs avec ces religions qui prétendent réenchanter le monde lorsque les hommes n'ont plus voix au chapitre. Or les fantasmagories du capital n'ont jamais eu pour finalités de transformer l'ordre politique établi, mais bien plutôt d'en dissimuler les structures profondes, tout en en assurant l'hégémonie. Finalement, ce désintérêt organisé et institué pour la chose publique, pour la discussion collective de l’intérêt commun, pour les affaires de la Cité, génère en retour, des débouchés régressifs, consacrant une défaite définitive de la critique, face à la satisfaction morbide de politiques de l’élimination : (infidèles, étrangers migrants, pauvres, chômeurs,, etc). Parce que les conflits ne trouvent ni à s’exprimer, ni à se résoudre dans des communs, où se joue dans le même mouvement autant la question de la lutte de classe que celle de la lutte pour la reconnaissance intersubjective. Dan son ouvrage Masse et Puissance, Elias Canetti (témoin des deux formes contemporaines et pourtant idéologiquement opposées des totalitarismes du XXè siècle avait perçu avec acuité le nécessaire exercice de la dissidence radicale pour s'extirper de la masse à la fois boudoir et tombeau de l'humanité.


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