dimanche 24 juin 2018

En ces temps de la réalité objective et misérable…

"Je voudrais que tout s'arrêtât-là du temps compté des hommes. Je voudrais que cette vie s'en aille comme la mer s'en va là-bas, sur les épaules dénudées de ces rochers en robe de soirée… Rien qu'un moment, rien qu'un temps… Juste le temps de leur laver le sel et de leur prendre ces néons sur la place, très haut… Ces néons de notre vie de mécanique à dix mille pour cent, et à tout ce que tu peux inventer pour leur faire la main, et leur couper les plombs, et les mettre dans l'ombre de notre amour en cas de besoin.

Je voudrais être l'évangile de la Nuit et de l'ennui… En ces temps des pershings dans la province de Moscou… En ces temps des signaux, je n'ai qu'à vous faire signe… Et vous n'en saurez rien car vous mourez des signes… En ces temps de mathématiques supérieures… Vous n'avez plus la mer… Vous n'avez plus les grands oiseaux… Vous n'avez plus les bonnes tempêtes qui mettaient de la musique dans les cheminées… Vous n'avez plus vos beaux amants qui inscrivaient l'amour dans les cris de la Nuit.

En ces temps de catalepsie, vous n’avez plus que cette parole qui vous est dictée du fond des esclavages, des rotatives, des antennes, des hauts-fourneaux, des records, quels qu'ils soient… Et vint un mec d'outre-saison, d'outre là-bas et de la Nuit des temps… En des versets de vinaigre et d'épines de raisons glacées… Il vous dit que les temps étaient venus d'une mise en question de vos morales essoufflées… Il vous dit que ce temps dont on a tant parlé… Que cet enfer que vous portiez en vous comme un noeud de vipère, n'était qu'un paradis honteux et qu'un enfer policier.

Il vous dit que les morales ne s'habilleraient plus en confection mais selon des schémas de fantaisie et de libre-service… Il vous dit que l'amour n'était plus à réinventer mais à faire… Que l'argent n'était plus à gagner mais à prendre… Que la maladie n'était plus à dorloter mais à surprendre, dans ses moindres détails… Il vous dit que les chemins de glace valent parfois les routes fleuries des printemps dirigés chaque fin de semaine, chaque jour férié, chaque minute déclarée sur la feuille des loisirs, chaque seconde retirée à votre entendement… En ces temps des pershings dans la province de Moscou.

En ces temps de la réalité objective et misérable… En ces temps du dépit inscrit dans les magazines, dans les yeux, dans les partis pris, dans les oracles de radio… Et vint un mec en cotte bleue qui portait avec lui les miracles du boulon, de la bielle, des freins à disque… Lisant la bible du chagrin, il en avait note l'inexprimé, le non-dit, l'informulé, les cheveux de l'horreur quand souffle le vent des complaisances, les sourires du mouton sous la couverture fidèle, les parlers gutturaux des premiers hommes titubant, les larmes du bois dans les plaines de Beauce, l'orgueil du sang qui se verglace dans les rigoles de la Villette qui se souviennent et qui s'inventent des artères… En ces temps des pershings dans la province de Moscou.

Les chevaux ne mangeaient plus d'avoine. Pas de sac à leur gueule d'acier, aucun piaffement… Simplement le roulis d'une amicale suspension et qui ronronnait à l'arrêt du relais… "Et foutez m'en vingt litres, monsieur l'aubergiste…" Les chevaux parlaient mal. Ils ne hennissaient plus… Et vint un mec en simili pour leur mettre des couvertures en antigel… Car il gelait très dur en ces temps des pershings dans la province de Moscou. C'était l'hiver des grands hivers… Et du Nord des neurones… "A long time ago"… Comme aurait dit Homère avec l'accent ricain !

Et vint un mec d'outre là-bas d'outre-saison, et de la Nuit des temps, qui te tendit les bras !

Regarde-toi dans moi… Quand tu te regardes dans une glace, elle te voit, la glace… Tire tes cheveux un peu sur la droite… Non pas sur ma droite… Sur ta droite... Là où je vis, là où je meurs, il n'y a ni droite ni gauche… Moi j'ai appris la droite et la gauche, ici, dans ta rue, dans tes aéroports, sur la mer quand on regarde loin depuis la fenêtre de ta chambre ou de la mienne… Le temps c'est mon ami, on joue ensemble… Je t'apprendrai si tu veux… Tu as bien le temps… Les Nuits sont longues… Et puis le temps, c'est notre ami à tous les deux, à tous les cent, à tous les mille… A tout ce qui essaie de respirer pour ne pas être en reste devant la moisissure du bonheur et de la chance… Je suis peut-être l'illusion, comme l'envers de nous, comme un sourire du déjà vu, du déjà fait… De la caresse et du silence à reverdir sans cesse… Dans l'absolu de l'inédit.

Raconte-moi ! Raconte-moi ! Chez nous on ne raconte jamais rien parce qu'on sait tout… Parce qu'on ne peut pas se raconter… Ou raconter demain ou dans dix jours… Chez moi on dit "ici" ou "la", c'est glacé mais c'est beau… C'est le temps qui te trompe… Ta montre, fous-la en l'air…

Imagine... Imagine... Rien qu'une éternité au cent millième.

Et quelqu'un m'a dit aujourd'hui "L'univers c'est un autobus arrêté et qui voyage, c'est un avion perché au-dessus de ton lit, c'est une envie de te laver dans le bleu de ma voix… Moi je suis d'un autre verbe et d'une autre grammaire !.." Je t'aime, tu m'aimes, ils s'aiment, je ne sais pas ce que cela veut dire… Je suis d'une étoile perdue, fichue, éteinte, qui ne se souvient de rien parce que les souvenirs, chez nous, c'est le présent qui s'ennuie… Je détrousse des mecs au fond des mers luisantes, et ils deviennent des metamecs… Au-delà du mec.

Quand les chevaux vapeurs des steamers imaginent, leurs sabots font alors un vacarme-benzine... Il n'y a plus de chef… L'autorité, pour nous, c'est un pantalon qui sèche sur une tringle… Tu n'as qu'à lui dire ça à ton chef… Et si c'est toi le chef, tu peux toujours enfiler ton pantalon… Et je t'apprendrai à le faire sans gêner les populations… Aime-moi comme l'ombre dans ce pays trop lumineux, où la lumière n'est plus un cadeau mais une obsession vers l'ocre, vers le dédain des astres… Comme l'eau quand tu crèves… Comme l'or quand tu rêves… Et le temps qui n'est pas... Ta montre, c'est une horreur ! C'est ça qui fait les rides…Ce qu'il y a de vrai dans toi, c'est ce que tu imagines… Comment tu te construis dans ta maison même, construite, dit-on, par un imbécile ou un marchand de sable, avec, en plus, un peu de ciment… Et cette foret tout autour de toi… Cette foret des maisons tristes… Hautes, étroites… Ou traîne un peu le soir de ce chagrin des villes que vous appelez des gratte-ciel… Vous vivez avec des béquilles de ciment armé… Fais attention, petit, quand tu traverses !

J'étais a New York ce matin… Ça sentait mauvais dans les rues… Et cinq minutes - cinq de tes minutes après… A San Francisco, j'ai vu une enfant de quinze ans qui se prenait pour la marée, et qui recouvrait tout autour d'elle avec des coquillages impossibles à définir tellement ils se confondaient avec les gens… Avec les choses… Avec les flics… Les idées subversives… Les maladies s'inventant des remèdes au coin des rues qui n'en finissaient plus d'être des coins de rues… Et puis, tu sais, au Labrador je me suis baigné, las, heureux… Et je pensais à toi… A la lumière... La lumière... Tu aimes?

Quel âge dit-on de toi? Tu as l'âge de ta pitié… Nous sommes tous des enfants… Tout est double dans l'autre, tu sais? Je t'imagine, comme toi… Je te sais sans savoir… Je te veux sans vouloir… Et je te vois tout en couleurs et puis en nappes de jardins, comme toi, se gonflant d'un désir germinal… Là-bas... Là-bas... Si tu savais...Des machines à écrire les paroles à l'envers… Le négatif… Le moins… Dans le moins on est bien parce qu'on ne te voit pas… Tout ce qui est en-dessous du zéro c'est fantastique… Apprends à être moins… A dire moins… Tu seras fort, on te craindra… Et puis ces plages toutes noires, comme des disques qui te racontent des musiques en allées… Loin, loin, loin… Avec la mer copine, et qui te fait des révérences de vagues et de chevaux hurleurs… Casse les disques comme les montres, ce sont les agents du trouble… Les fleurs sauvages? Regarde...Les renards argentés, là-bas, qui se lamentent comme tes enfances qui ont toujours des cheveux d'enfant… Longs, longs, longs… Comme une vague qui n'en finit pas de se rouler dans toi. Des oiseaux? Des ciels mouillés d’après la vie? D'après le sentiment?

Des couleurs? Toutes celles que tu veux… Je t'apporte ce soir toutes les couleurs de la vie… Les couleurs de ta peine et celles de ta joie… Celles de tes amis quand ils passent au rouge comme celui du crépuscule seul dans les soirs de l'enfance… Tu te souviens? Je t'aime dans tes bras avec ces crépuscules et ton enfance en allée… Les couleurs? Toutes celles que tu veux aussi… Les ombres un peu verdies qui te font les yeux tendres… Les caprices du temps dans le jaune des rides… Les rides, c'est les sculptures de la tendresse… Ne sois pas tendre ! Tu ne vieilliras plus… La tendresse, c'est le présent avec une grande barbe blanche… L'amour est noir… Vertébré… Adolescent, toujours !

Les araignées chez nous filent le charme. Et le lendemain, ou l'année d'après, ou dans un siècle, ça dépend comment tu comptes… Et comment et pourquoi ma galaxie à moi ne compte pas comme la tienne… Alors le lendemain, ou l'année d'après, ou dans un siècle, ou dans mille ans… On prend ce charme et on s'y cache dedans… Comme dans une voile pour partir en week end ou en century end… Century, ça veut dire "siècle"… Le plaisir c'est l'instant qui s'arrête et qui te fait la courte échelle… Un ascenseur qui te fait jouir… Et le silence? Écoute... Écoute... Ce bruit de la mer… Ces chiffres de la marée qui calculent tes songes… Ces chevaux qui hennissent là-bas… Écoute... Écoute... Les moutons aussi, et cette laine blanche qui se mêle à ce bleu qui remonte toujours… Et le sable bientôt qui sera tout mouillé comme moi… Je suis mouillé parce que je viens de la mer… Parce que je suis la mer aussi si tu veux… Je suis la mer, sens-moi… Sens ! Sens !

Imagine-moi ! Imagine-moi ! Imagine-toi...

Je t'aime, oui… Et je te vois comme un orgue sur la mer… Et je t'entends comme à l'église avec des chevaux blancs du sperme de l'orage… Les mêmes que tout à l’heure… Et le blanc des moutons, c'est toi qui me réponds… Et t'endormant sous moi, tu mettras ton drapeau comme un taxi fourbu retournant vers son chiffre… Je te sais dans les bras d'un autre mannequin qu'on regarde dans les vitrines… Dis! Ils attendent la vie… Tu crois que je me moque? Tu as faim? Tu as soif? Je suis là… Je suis ton mannequin… Tu peux t’y mesurer, ton équilibre et ta santé... Je suis là… Touche-moi... Oui, viens! Oui! Allez ! Viens! Tu as peur? Si tu me touches, j'arrive dans ta maison… Je suis glacé comme un sorbet aux violettes… Mange-moi et je te glacerai aussi.

Je suis toi !

Comment tu t'appelles? Dis ! J'ai envie et besoin de t'appeler… Quand je pars, tout devient négatif… Et l'oubli aussi devient négatif… Alors je n'ai plus le moyen de t'appeler parce que la négation, c'est un peu comme la chimie, chez nous, ça rend tout vierge... On renaît chaque fois qu'on oublie… Tu comprendras tout ça quand nous serons près de l'oubli… Et dans les "moins" terribles... Tu verras... Quand il était dix-heures pour toi, j'étais là-bas, dans dix mille ans… Et je t'appelais sans te nommer… Je criais dans l'univers tout proche… Et je pensais "Je vais aller le voir... Je vais aller la voir..." Alors… Comment tu t'appelles? Tu as dit?... Comment?... Je n'entends pas… Parle plus fort... C'est ça, oui... Plus fort... J'ai mes oreilles de l'oubli qui ne sont pas encore remontées de leur détresse silencieuse… Les algues dans le fond de ma mer à moi te font des tresses… Mon avenir est dans ta voix quand tu m'appelles… Mes amis de là-bas sont jaloux de ton rire, de ta voix, de ton sexe… Je t'apporte des insectes au creux de ton attente… Et ils chantent, et ils chantent beaucoup mieux que ces cigales qui allument leur chant dans le fond de ton geste… Sous le soleil qui chauffe un peu trop pour ta flemme… Pour ta joie… Pour l'ivresse que tu lances partout depuis que tu me vois.

Je suis l'instant.

Cet instant qui n'en finit jamais d'être l'instant béni, parfumé… Comme une cigarette cachée, tu en veux une? Donne-m'en une... Je suis partout… Dans ta volonté… Dans tes poumons… Sur ton visage... Là... Oui… Accroche-toi à moi et tu ne pourras plus partir… Ou bien tu partiras avec moi… Je t'apporte l'enfant que tu portes avec toi… Et tu le reconnais parce qu'il nous ressemble… Je t'apporte l'amour que je porte dans moi, parce que c'est l'amour, simplement… Et ça gueule ! Parce que l'amour, ça gueule ! Ça fraîchit dans les Nuits de l'attente… Comme toi qui m'attends… Ça gémit dans les bras de l'amour… Et l'amour te rend vierge… Parce que la virginité, c'est dans la tête… Et puis dans l'or de mes cernes bien ombrées… Sous mes yeux qui te glacent et t'emportent là-bas… Sous mes yeux malheureux qui se souviennent des hommes farouches, des tueurs au langage de fer, et qui plient sous les balles, à leur tour… Ils en prennent aussi près de leur négatif à eux… Et on les oubliera… Regarde ! Ils sont tout noirs… Approche-toi... Viens... N'aie pas peur… Habille-toi de moi… Mes dentelles, à mes yeux, te regarderont mieux… Tu plisseras comme les plis sous l'angle droit que forme le mystère avec l'ennui… Qui gagne? Devine! Mais c'est l'ennui, voyons! L'ennui toujours, parce que l'ennui, c'est le repos de la sagesse… Et que des fois, la sagesse, c'est fatigant.

Amuse-toi ! Tu ne sais pas? Viens... Je t'apprendrai à rire… Même devant la mort qui est une vie racontée par des sages… Tu vois bien que c'est fatigant, la sagesse... Imagine le bruit des vagues, comme le temps qui ourle un habit… C'est la mer sous la table… C'est la mer dans mes yeux… Regarde ! Je déferle sur toi… Tu es mon roc et mon voilier… Et puis le mouvement superbe qui t'emporte… Allez, viens! Loin de ton syndicat, de tes problèmes de la ville… Loin de l'autorité d'où qu'elle vienne… L'autorité a horreur de la mer parce qu'elle s'y noie… Ton père, ta mère, ton chef, ton capitaine… Dis-leur que tu es la mer... Et tu verras… Ils te battront… Ils diront que tu es fou ! Ils diront que tu es folle !

L'imagination est une mer sans fond
Imagine... Imagine...

Nous étions moi et moi... Et qui? Nous marchions, le foulard à la gorge… Le goudron de la rue effaçait tout, pardi! L'intelligence insurrectionnelle... L'insurrection, vas, c'est le devoir des mecs debout! Et tu dois leur répondre: "Debout!" Nous étions des millions et des meilleurs à nous chiffrer… Et moi, je suis parti parce que j'étais de trop… Et maintenant... Plus rien! Peut-être une musique, quelque part, et jouée avec des percussions puisqu'il en faut... Pas vrai? Quelle horreur le tempo! Il fallait le mot juste derrière la musique… Et ça urgeait… Il y a toujours urgence à faire et à défaire… N'oublie pas ! Le monde est un soulier toujours lacé… Alors... Défais, défais, défais!

Ça urgeait dans les coulisses de ce navire… Accroché aux pavés… Tu te souviens? Nous sommes en mer… Nous dérivons… Tu dérives… Je dérive… Tu chavires… Tu m'enivres… O mon amour, ancien déjà, qui sent la rampe… Comme quand on était petit, tu te souviens? Celle par où je dévalais mon oeil vers mon oeil de secours… Par où je t'avalais… Par où je t'initiais aux salaires du ventre… Et du ventre mouillé… Du ventre à essorer comme une éponge… Et cette éponge, c'est mon fils ! Et mon fils c'est peut-être toi ! A travers ce géant qui nous arrive et qui bientôt nous cueillera comme des roses.

Vint alors le printemps
Comme une draperie
Sur nos corps ébloui"

(Léo Ferré, Final in L'Opéra du Pauvre, Editions La Mémoire et la Mer, 1983)


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