Prolégomènes à l'action :
En
1987 (cela fait maintenant 32 ans) Guy Debord publiait son ouvrage
“Commentaires
sur la Société du Spectacle”1.
Au delà d'une lecture par trop partisane, - qui voyait encore à
travers la plume de l'ex leader situationniste, le mode d'emploi de
la révolution en kit – peu d'analyses ont été faites sur les
mutations épistémologiques et conceptuelles que le capitalisme
mutant des années 1990 allait entrainer dans les sociétés
contemporaines, quel que soit le stade de développement atteint. Guy
Debord y déroulait ce qu'il appelle cinq traits caractéristiques
des sociétés surdéterminées par la logique du capital :
1/
la fusion économico-étatique : tendance manifeste de l'après “trente glorieuses” avec la
disparition totale du modèle communiste, (autre forme
d'organisation dont l’histoire a montré les limites) et
l'avènement de l'Etat
Démocratique Entreprise.
L'alliance défensive et offensive conclue entre économie et état,
leur assure les plus grands bénéfices, dilue le pouvoir. Chacune
possède l'autre, il devient dès lors absurde de les opposer, et
l'individu ne sait plus
qui lui parle.
(Scandale des catastrophes dites écologiques, scandale des économies
informelles de type maffia, scandale des ventes d'armes aux
dictatures, scandales juridico-politico-financiers, scandales de
société: sang contaminé, exclusions, justice à plusieurs
vitesses...)
2/
la notion du présent perpétuel :
Révolution technologique sans précèdent, le passage de la culture
de l'écrit (distance donc analyse) à la culture de l'image (brute,
sans recul, enivrante parce que associée au fantasme de l'ubiquité)
puis à celle du umérqiue qui déjoue les frontières de l'espace et
du temps, abolit la notion de Temps Historique, Au coeur même de
l'information permanente par l'image, c'est l'histoire et ses leçons
critiques qui est happée par sa disparition .Il y a annulation de la
durée, du temps différé, de l'ailleurs, annulation des causes et
des effets, et centration sur des évènements s'enchaînant les uns
aux autre, vides se sens, non articulés. (Paradoxes des images: ,
sport/conflits nationalistes/communautés, illusions/néo religions/
guerres de conquêtes, commémorations grandiloquentes / négation du
droit à l'auto-détermination...)
3/
le renouvellement technologique permanent :
constitutif de la société industrielle puis post-industrielle, il
consacre l'avènement d'un nouvelle forme de Pouvoir, celui accordé
aux experts et aux spécialistes. .L'individu est ainsi livré aux
mains d'hommes/femmes parfois dépourvus de toute conscience
critique, mais hyper spécialisés. L'individu n'est plus citoyen
mais objet: son avenir est lié à
leurs calculs, à leurs prévisions,
toujours statistiques donc incontournables, et à
leur conception
non homogénéisée du monde. (Dérapages des neurosciences, de la
bioéthique, des prévisions boursières, de la sondocratie
appliquée à la politique et à l'information,...)
4/
Le Faux sans réplique :
l'absence de toute forme critique d'organisation du monde, la
victoire uniforme du même modèle (libéral-social-démocrate) rend
caduque toute notion objective du vrai et du faux. Le Vrai dans le
meilleur des cas se trouve réduit à l'état d'une hypothèse jamais
démontrable, il cesse d'exister et donne une qualité toute nouvelle
au Faux, qui fait disparaître peu à peu la conscience réflexive et
critique, donc le politique, la confrontation et les éléments
positifs de justice, etc. (Doutes médiatisés de l'honnêteté des
politiques, des oeuvres humanitaires, des nouvelles notions
géopolitiques comme Ordre Mondial, Ingérence, doute sur la justice,
la solidarité)
5/
le Secret Généralisé :
conséquence logique des quatre traits précédents, il se tient
derrière l'information permanente en flux continu -ne distinguant
plus les hiérarchies dimportance - sans cesse réversibles du Vrai
au Faux, masquées par le confort technologique et l'anonymat des
experts. (Montée exponentielle des théories du complot, Non
connaissance des enjeux planétaires, démographiques, climatiques,
géo-technologiques, géo-stratégiques, bio-éthiques, des
neurosciences et de l'intelligence artificielle)
Ces
cinq grands traits à l'apparence abstraits, éloignés du quotidien
de vie de tout un chacun et de la réalité matérielle contingente,
sont pourtant étroitement imbriqués les uns aux autres et rendent:
- les
sources du pouvoir réel (économique et financier) invisibles donc
incontrôlables ;
- les
origines des conflits floues et systématiquement liées par les
médias aux conjonctures quand elles relèvent en vérité de la
structure (le marché) et de sa logique (la logique fétichiste de la
valeur) ;
- les
groupes de pression concurrents, sclérosés sur leur réalité, donc
sans cesse en conflits (unité ou démarche propre) quand liés par
les mêmes préoccupations si finement découpées.
- les
individus écartés les uns des autres, confinés à l'ère du
micro-privé, de "la religion absurde du narcissisme2
et de la conscience politique mineure.
De
tels constats - qui sont observables en tous lieux (industriellement
et/ou démocratiquement développés ou non) nous amènent à
requestionner la problématique orwellienne d'un totalitarisme soft, consciemment ou inconsciemment consenti ? à travers lequel les sujets renoncent à l'exercice de la conscience critique au profit d'un illusoire confort de vie
dominé par la matière; et qui de fait constitue leur aliénation quotidienne. À travers la lecture des deux auteurs
sus-cités mais aussi d'autres comme C..Lefort, E. Levinas
et H. Arendt ainsi que l’analyse du rôle des marchandises dans les
régimes totalitaires du XXè siècle, cette nouvelle forme de
totalitarisme peut se décliner sous trois registres d'analyse
critique ::
Le premier
registre est celui d'une psycho-socio-anthropologie des corps
L’idée du corps, premier pôle autour duquel cette lecture de la
domination totalitaire s’articule, provient notamment des travaux
de C. Lefort 3.
M. Abensour discerne dans l’oeuvre de Lefort une double
théorisation du totalitarisme ou, plutôt, une réorientation
progressive de sa lecture du totalitarisme. Dans un premier temps, C.
Lefort conçoit le totalitarisme comme l’émergence d’un mode de
socialisation inédit dont l’objectif est la négation de toute
division au sein de la société. Cette conception correspond à
l’époque de la revue Socialisme
ou Barbarie
et des travaux de C. Lefort sur la bureaucratie, conçue comme moyen
du capitalisme d’État, du parti totalitaire et de l’appareil
bureaucratique, le système totalitaire met en place un mode de
socialisation marqué par « une
tendance à l’intégration sociale absolue ; l’imposition
d’un système normatif hégémonique ; [et] une société de
contrainte totale 4»
et qui a pour objectif de créer une société homogène,
c’est-à-dire dépourvue de clivages politiques. Si cette première
conception du totalitarisme s’inscrit sous le signe de Karl Marx et
d’une pensée « marxiste » autre que sa réduction
idéologique, la seconde tient à une découverte de Nicolas
Machiavel et aux longues années de travail que C. Lefort a
consacrées à déchiffrer les écrits du secrétaire florentin. Au
coeur du magistral Travail
de l’oeuvre Machiavel5
se trouve l’idée d’une « division originaire du social »
selon laquelle toute cité est divisée entre deux « humeurs »
ou deux désirs : celle des grands (du petit nombre), qui
désirent dominer, et celle des petits (du grand nombre), qui
désirent la liberté. C’est à partir de cette division première
et inéluctable que C. Lefort va penser à nouveaux frais la question
totalitaire. Car, pour lui, tout régime politique se distingue par
le sort qu’il réserve à la division originaire du social. La
démocratie, par exemple, se caractérise par une volonté d’exposer
la division des désirs et elle s’actualise grâce à la présence,
au coeur de ses instances politiques, du conflit qui en découle. En
revanche, le totalitarisme nie l’existence d’une division en son
sein et cherche à dissimuler le conflit et donc à mettre de l’avant
une vision harmonieuse de la société.
Le
deuxième registre emprunte davantage au champs de
l'économie politique, de la sociologie, donc de l'histoire. Tous ces
champs de constructions sociales des savoirs, où il s'agit de donner
« corps » aux idées d’une société réconciliée et
d'un « Peuple/Un ». Des mécanismes interviennent alors
permettant de construire l’illusion d’une totalité unifiée. Ce
sera notamment la tâche de l’Égocrate, à savoir le chef
politique suprême « en qui se réalise” fantastiquement
l’unité d’une société purement humaine. Avec lui s’institue
le miroir parfait de l’Un qui concentre en sa personne la puissance
sociale et, en ce sens apparaît (et s’apparaît) comme s’il
n’avait rien en dehors de soi, comme s’il avait absorbé la
substance de la société. L’Égocrate effectue l’incorporation
du social en incarnant le pouvoir politique et social, ce qui permet
aux hommes de se sentir « Un » à travers l’image de
son corps. Cette dernière permet par conséquent une consolidation
de l’unité imaginaire du peuple. Cette négation de la division
interne implique également la désignation d’un « Autre »
nuisible, voire « maléfique », qu’il faut absolument
éliminer du corps social afin d’en conserver l’unité et la
pureté premières. Il y a dès lors une « institution
continue » plutôt qu’une genèse du totalitarisme qui se
réalise à la faveur de l’image du corps et qui ne cesse de
modifier les frontières du dehors et du dedans, pris qu’il est
dans le double mouvement nécessairement conjoint de l’insertion et
de l’exclusion. Cet « Autre », ainsi que l’exclusion
qui lui est liée, renforce aussi le sentiment d’appartenance et le
phantasme de l’unité. Pensé à partir de la division originaire
du social et l’image du corps, le totalitarisme soft apparaît dès
lors comme une expérience « post-démocratique ».
Autrement dit, le totalitarisme se présente comme une réponse
possible aux apories engendrées à la fois par la fin du
keynésianisme
et par l’avènement de la démocratie du droit individuel. Ce sera
donc seulement à partir d’une connaissance de la démocratie que
le totalitarisme devient pleinement intelligible. Comme l’affirme
M. Abensour, le totalitarisme est une « formation
sociale qui est née d’un refus généralisé des transformations
politiques essentielles qui définissent la révolution démocratique
moderne6».
Ainsi, si le régicide français a pour effet d’éliminer les deux
corps du roi (symbolique et physique) et de rendre au peuple
son indétermination première, force alors est de constater que le
totalitarisme, plutôt que de laisser libre cours à cette
indétermination comme le fait la démocratie, tente d’» actualiser »
le peuple, de lui conférer une identité substantielle qui s’incarne
dans l’Égocrate. Que ce soit la glorification du peuple en tant
que classe élue ou en tant qu’incarnation d’une « race »
dite supérieure, les systèmes totalitaires refusent
l’indétermination et la pluralité inhérentes aux devenir
universel du monde unifié par la marchandise.. Ils accordent au
peuple une identité irrécusable.
Enfin
le troisième registre concerne la dimension ontologique et
philosophique Sous l’effet conjugué de l’image du corps, de
l’être-rivé ainsi que de la compacité, les processus
totalitaires ont pour effet paradoxal de mettre un terme à la
politique et donc à la notion même de régime. On sait depuis
Harendt7
que les entreprises totalitaires sont des entreprises de mise à mort
de la politique sous le signe de l’entrée en servitude du dèmos.
Mais, en dépit de ce constat,la réflexion contemporaine sur le
totalitarisme reste en proie à une « mésinterprétation »
quant à sa nature réelle ; mésinterprétation dont les effets
sont hautement problématiques pour le vivre-ensemble démocratique.
Selon Guy Debord (repris par M. Abensour) le totalitarisme
représente non pas une tentative de politisation à outrance mais
bien le « tombeau de la politique. L’alternative
interprétative est alors double : soit le totalitarisme marque un
excès de politique, soit le totalitarisme marque une destruction de
la politique. Si la première hypothèse est vraie, à la sortie de
la domination totalitaire, les êtres humains soucieux de ne pas
retrouver ce type de régime doivent se désinvestir de la politique,
s’en détourner et donc préserver un espace au mieux minimal pour
les choses politiques. En revanche, si le totalitarisme implique la
ruine de la politique, force alors est de constater qu’à la sortie
de la domination totale, il importe de redécouvrir la politique, sa consistance irréductible et sa dignité »
propre »8.
À la sortie de la domination totalitaire réifiant à la fois les
corps, les relations inter-susbjectiives mais aussi la pensée
collective, il incombe donc de redécouvrir la politique, au sens
raisonné défendu par les auteurs de la Théorie Critique, dune
dialectique -parfois retorse - entre domination et émancipation.
Mais, pour effectuer cette redécouverte, il faut un renouvellement
de la pensée du politique, qui, plutôt que de l’installer dans la
résolution des énigmes de l’existence, reste une réflexion « à
l’écart de toute idée de solution, pratiquée comme une
interrogation sans fin sur le monde et le destin des mortels qui
habitent la terre.Si sa lecture du totalitarisme marque un
approfondissement de la critique de la domination, il nous faut la
pensée du politique à l’écart de la domination, c’est-à-dire
dans son rapport à un tiers toujours un eu abstrait mais instituant.
Cette pensée de l’émancipation prend la forme d’une triple
articulation visant à penser autrement la question politique en
repérant les points aveugles de notre tradition de pensée
politique : (1) un Contre Hobbes, (2) un rapport à l’utopie
et (3) une définition « non orthodoxe » de la
démocratie. Chacune de ces articulations se nourrit des
enseignements sur le totalitarisme et présente une lecture du
vivre-ensemble autre que celle communément admise par la philosophie
politique ou par le sens commun.
1 Guy
Debord : Commentaires sur la société du spectacle,
Editions Gérard Lebovici, Paris, 1988, 113 p
2 Anselm
Jappe : La société autophage : Capitalisme,
démesure et autodestruction, La découverte, Paris, 2017,
248 p
3
Miguel Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations
du totalitarisme chez C. Lefort », dans La
démocratie à l’oeuvre,
sous la dir. de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, Éditions
Esprit, 1993, p. 79.
4
Claude Lefort, Éléments
d’une critique de la bureaucratie, Paris,
Gallimard, 1979, p 89
5
Claude Lefort, Le
travail de l’oeuvre Machiavel,
Paris, Gallimard, 1986, p 72
6 Miguel
Abensour, op cité, p 125
7 Annah
Arendt : Les origines du totalitarisme, (Tome 3) le système
totalitaire, Paris, Seuil, 1972
8
M. Abensour, « De quel retour s’agit-il ? », Les
Cahiers de philosophie, no 18, 1994-1995, p. 5-8.
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