jeudi 10 janvier 2019

Contre le Totaltarisme qui est là - 2

Prolégomènes à l'action :

En 1987 (cela fait maintenant 32 ans) Guy Debord publiait son ouvrage “Commentaires sur la Société du Spectacle”1. Au delà d'une lecture par trop partisane, - qui voyait encore à travers la plume de l'ex leader situationniste, le mode d'emploi de la révolution en kit – peu d'analyses ont été faites sur les mutations épistémologiques et conceptuelles que le capitalisme mutant des années 1990 allait entrainer dans les sociétés contemporaines, quel que soit le stade de développement atteint. Guy Debord y déroulait ce qu'il appelle cinq traits caractéristiques des sociétés surdéterminées par la logique du capital :

1/ la fusion économico-étatique : tendance manifeste de l'après “trente glorieuses” avec la disparition totale du modèle communiste, (autre forme d'organisation dont l’histoire a montré les limites) et l'avènement de l'Etat Démocratique Entreprise. L'alliance défensive et offensive conclue entre économie et état, leur assure les plus grands bénéfices, dilue le pouvoir. Chacune possède l'autre, il devient dès lors absurde de les opposer, et l'individu ne sait plus qui lui parle. (Scandale des catastrophes dites écologiques, scandale des économies informelles de type maffia, scandale des ventes d'armes aux dictatures, scandales juridico-politico-financiers, scandales de société: sang contaminé, exclusions, justice à plusieurs vitesses...)

2/ la notion du présent perpétuel : Révolution technologique sans précèdent, le passage de la culture de l'écrit (distance donc analyse) à la culture de l'image (brute, sans recul, enivrante parce que associée au fantasme de l'ubiquité) puis à celle du umérqiue qui déjoue les frontières de l'espace et du temps, abolit la notion de Temps Historique, Au coeur même de l'information permanente par l'image, c'est l'histoire et ses leçons critiques qui est happée par sa disparition .Il y a annulation de la durée, du temps différé, de l'ailleurs, annulation des causes et des effets, et centration sur des évènements s'enchaînant les uns aux autre, vides se sens, non articulés. (Paradoxes des images: , sport/conflits nationalistes/communautés, illusions/néo religions/ guerres de conquêtes, commémorations grandiloquentes / négation du droit à l'auto-détermination...)

3/ le renouvellement technologique permanent : constitutif de la société industrielle puis post-industrielle, il consacre l'avènement d'un nouvelle forme de Pouvoir, celui accordé aux experts et aux spécialistes. .L'individu est ainsi livré aux mains d'hommes/femmes parfois dépourvus de toute conscience critique, mais hyper spécialisés. L'individu n'est plus citoyen mais objet: son avenir est lié à leurs calculs, à leurs prévisions, toujours statistiques donc incontournables, et à leur conception non homogénéisée du monde. (Dérapages des neurosciences, de la bioéthique, des prévisions boursières, de la sondocratie appliquée à la politique et à l'information,...)

4/ Le Faux sans réplique : l'absence de toute forme critique d'organisation du monde, la victoire uniforme du même modèle (libéral-social-démocrate) rend caduque toute notion objective du vrai et du faux. Le Vrai dans le meilleur des cas se trouve réduit à l'état d'une hypothèse jamais démontrable, il cesse d'exister et donne une qualité toute nouvelle au Faux, qui fait disparaître peu à peu la conscience réflexive et critique, donc le politique, la confrontation et les éléments positifs de justice, etc. (Doutes médiatisés de l'honnêteté des politiques, des oeuvres humanitaires, des nouvelles notions géopolitiques comme Ordre Mondial, Ingérence, doute sur la justice, la solidarité)
 
5/ le Secret Généralisé : conséquence logique des quatre traits précédents, il se tient derrière l'information permanente en flux continu -ne distinguant plus les hiérarchies dimportance - sans cesse réversibles du Vrai au Faux, masquées par le confort technologique et l'anonymat des experts. (Montée exponentielle des théories du complot, Non connaissance des enjeux planétaires, démographiques, climatiques, géo-technologiques, géo-stratégiques, bio-éthiques, des neurosciences et de l'intelligence artificielle)

Ces cinq grands traits à l'apparence abstraits, éloignés du quotidien de vie de tout un chacun et de la réalité matérielle contingente, sont pourtant étroitement imbriqués les uns aux autres et rendent:
- les sources du pouvoir réel (économique et financier) invisibles donc incontrôlables ;
- les origines des conflits floues et systématiquement liées par les médias aux conjonctures quand elles relèvent en vérité de la structure (le marché) et de sa logique (la logique fétichiste de la valeur) ;
- les groupes de pression concurrents, sclérosés sur leur réalité, donc sans cesse en conflits (unité ou démarche propre) quand liés par les mêmes préoccupations si finement découpées.
- les individus écartés les uns des autres, confinés à l'ère du micro-privé, de "la religion absurde du narcissisme2 et de la conscience politique mineure.
 
De tels constats - qui sont observables en tous lieux (industriellement et/ou démocratiquement développés ou non) nous amènent à requestionner la problématique orwellienne d'un totalitarisme soft, consciemment ou inconsciemment consenti ? à travers lequel les sujets renoncent à l'exercice de la conscience critique  au profit d'un illusoire confort de vie dominé par la matière; et qui de fait constitue leur aliénation quotidienne. À travers la lecture des deux auteurs sus-cités mais aussi d'autres comme C..Lefort, E. Levinas et H. Arendt ainsi que l’analyse du rôle des marchandises dans les régimes totalitaires du XXè siècle, cette nouvelle forme de totalitarisme peut se décliner sous trois registres d'analyse critique ::
Le premier registre est celui d'une psycho-socio-anthropologie des corps L’idée du corps, premier pôle autour duquel cette lecture de la domination totalitaire s’articule, provient notamment des travaux de C. Lefort 3. M. Abensour discerne dans l’oeuvre de Lefort une double théorisation du totalitarisme ou, plutôt, une réorientation progressive de sa lecture du totalitarisme. Dans un premier temps, C. Lefort conçoit le totalitarisme comme l’émergence d’un mode de socialisation inédit dont l’objectif est la négation de toute division au sein de la société. Cette conception correspond à l’époque de la revue Socialisme ou Barbarie et des travaux de C. Lefort sur la bureaucratie, conçue comme moyen du capitalisme d’État, du parti totalitaire et de l’appareil bureaucratique, le système totalitaire met en place un mode de socialisation marqué par « une tendance à l’intégration sociale absolue ; l’imposition d’un système normatif hégémonique ; [et] une société de contrainte totale  4» et qui a pour objectif de créer une société homogène, c’est-à-dire dépourvue de clivages politiques. Si cette première conception du totalitarisme s’inscrit sous le signe de Karl Marx et d’une pensée « marxiste » autre que sa réduction idéologique, la seconde tient à une découverte de Nicolas Machiavel et aux longues années de travail que C. Lefort a consacrées à déchiffrer les écrits du secrétaire florentin. Au coeur du magistral Travail de l’oeuvre Machiavel5 se trouve l’idée d’une « division originaire du social » selon laquelle toute cité est divisée entre deux « humeurs » ou deux désirs : celle des grands (du petit nombre), qui désirent dominer, et celle des petits (du grand nombre), qui désirent la liberté. C’est à partir de cette division première et inéluctable que C. Lefort va penser à nouveaux frais la question totalitaire. Car, pour lui, tout régime politique se distingue par le sort qu’il réserve à la division originaire du social. La démocratie, par exemple, se caractérise par une volonté d’exposer la division des désirs et elle s’actualise grâce à la présence, au coeur de ses instances politiques, du conflit qui en découle. En revanche, le totalitarisme nie l’existence d’une division en son sein et cherche à dissimuler le conflit et donc à mettre de l’avant une vision harmonieuse de la société.
Le deuxième registre emprunte davantage au champs de l'économie politique, de la sociologie, donc de l'histoire. Tous ces champs de constructions sociales des savoirs, où il s'agit de donner « corps » aux idées d’une société réconciliée et d'un « Peuple/Un ». Des mécanismes interviennent alors permettant de construire l’illusion d’une totalité unifiée. Ce sera notamment la tâche de l’Égocrate, à savoir le chef politique suprême « en qui se réalise” fantastiquement l’unité d’une société purement humaine. Avec lui s’institue le miroir parfait de l’Un qui concentre en sa personne la puissance sociale et, en ce sens apparaît (et s’apparaît) comme s’il n’avait rien en dehors de soi, comme s’il avait absorbé la substance de la société. L’Égocrate effectue l’incorporation du social en incarnant le pouvoir politique et social, ce qui permet aux hommes de se sentir « Un » à travers l’image de son corps. Cette dernière permet par conséquent une consolidation de l’unité imaginaire du peuple. Cette négation de la division interne implique également la désignation d’un « Autre » nuisible, voire « maléfique », qu’il faut absolument éliminer du corps social afin d’en conserver l’unité et la pureté premières. Il y a dès lors une « institution continue » plutôt qu’une genèse du totalitarisme qui se réalise à la faveur de l’image du corps et qui ne cesse de modifier les frontières du dehors et du dedans, pris qu’il est dans le double mouvement nécessairement conjoint de l’insertion et de l’exclusion. Cet « Autre », ainsi que l’exclusion qui lui est liée, renforce aussi le sentiment d’appartenance et le phantasme de l’unité. Pensé à partir de la division originaire du social et l’image du corps, le totalitarisme soft apparaît dès lors comme une expérience « post-démocratique ». Autrement dit, le totalitarisme se présente comme une réponse possible aux apories engendrées à la fois par la fin du keynésianisme et par l’avènement de la démocratie du droit individuel. Ce sera donc seulement à partir d’une connaissance de la démocratie que le totalitarisme devient pleinement intelligible. Comme l’affirme M. Abensour, le totalitarisme est une « formation sociale qui est née d’un refus généralisé des transformations politiques essentielles qui définissent la révolution démocratique moderne6». Ainsi, si le régicide français a pour effet d’éliminer les deux corps du roi  (symbolique et physique) et de rendre au peuple son indétermination première, force alors est de constater que le totalitarisme, plutôt que de laisser libre cours à cette indétermination comme le fait la démocratie, tente d’» actualiser » le peuple, de lui conférer une identité substantielle qui s’incarne dans l’Égocrate. Que ce soit la glorification du peuple en tant que classe élue ou en tant qu’incarnation d’une « race » dite supérieure, les systèmes totalitaires refusent l’indétermination et la pluralité inhérentes aux devenir universel du monde unifié par la marchandise.. Ils accordent au peuple une identité irrécusable.
Enfin le troisième registre concerne la dimension ontologique et philosophique Sous l’effet conjugué de l’image du corps, de l’être-rivé ainsi que de la compacité, les processus totalitaires ont pour effet paradoxal de mettre un terme à la politique et donc à la notion même de régime. On sait depuis Harendt7 que les entreprises totalitaires sont des entreprises de mise à mort de la politique sous le signe de l’entrée en servitude du dèmos. Mais, en dépit de ce constat,la réflexion contemporaine sur le totalitarisme reste en proie à une « mésinterprétation » quant à sa nature réelle ; mésinterprétation dont les effets sont hautement problématiques pour le vivre-ensemble démocratique. Selon Guy Debord (repris par M. Abensour) le totalitarisme représente non pas une tentative de politisation à outrance mais bien le « tombeau de la politique. L’alternative interprétative est alors double : soit le totalitarisme marque un excès de politique, soit le totalitarisme marque une destruction de la politique. Si la première hypothèse est vraie, à la sortie de la domination totalitaire, les êtres humains soucieux de ne pas retrouver ce type de régime doivent se désinvestir de la politique, s’en détourner et donc préserver un espace au mieux minimal pour les choses politiques. En revanche, si le totalitarisme implique la ruine de la politique, force alors est de constater qu’à la sortie de la domination totale, il importe de redécouvrir la politique, sa consistance irréductible et sa  dignité » propre »8
 À la sortie de la domination totalitaire réifiant à la fois les corps, les relations inter-susbjectiives mais aussi la pensée collective, il incombe donc de redécouvrir la politique, au sens raisonné défendu par les auteurs de la Théorie Critique, dune dialectique -parfois retorse - entre domination et émancipation. Mais, pour effectuer cette redécouverte, il faut un renouvellement de la pensée du politique, qui, plutôt que de l’installer dans la résolution des énigmes de l’existence, reste une réflexion « à l’écart de toute idée de solution, pratiquée comme une interrogation sans fin sur le monde et le destin des mortels qui habitent la terre.Si sa lecture du totalitarisme marque un approfondissement de la critique de la domination, il nous faut la pensée du politique à l’écart de la domination, c’est-à-dire dans son rapport à un tiers toujours un eu abstrait mais instituant. Cette pensée de l’émancipation prend la forme d’une triple articulation visant à penser autrement la question politique en repérant les points aveugles de notre tradition de pensée politique : (1) un Contre Hobbes, (2) un rapport à l’utopie et (3) une définition « non orthodoxe » de la démocratie. Chacune de ces articulations se nourrit des enseignements sur le totalitarisme et présente une lecture du vivre-ensemble autre que celle communément admise par la philosophie politique ou par le sens commun.
1 Guy Debord : Commentaires sur la société du spectacle, Editions Gérard Lebovici, Paris, 1988, 113 p
2 Anselm Jappe : La société autophage : Capitalisme, démesure et autodestruction, La découverte, Paris, 2017, 248 p
3 Miguel Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort », dans La démocratie à l’oeuvre, sous la dir. de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, Éditions Esprit, 1993, p. 79.
4 Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p 89
5 Claude Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1986, p 72
6 Miguel Abensour, op cité, p 125
7 Annah Arendt : Les origines du totalitarisme, (Tome 3) le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972
8 M. Abensour, « De quel retour s’agit-il ? », Les Cahiers de philosophie, no 18, 1994-1995, p. 5-8. 



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