jeudi 15 février 2024

Comment éduquer et penser après Gaza ?

 


 Comment éduquer et penser après Gaza ?

Devant l’innommable, ne jamais se taire !

 

« Une fois que la Raison sait que l’Universel dominant et les proportions qui sont les siennes, sont malades – à proprement parler : atteints de paranoïa et de projection pathologique – alors ce qui se présente précisément comme malade, aberrant, paranoïde et même complètement «fou», au regard des critères de cet ordre dominant, c’est pour la Raison le seul germe de guérison. Comme au Moyen Age, le bouffon à son seigneur, seul le « fou » dit à la domination sa vérité. Dans cette perspective, la tâche du dialecticien serait alors d’amener cette vérité du « fou » à la conscience de la raison qui est en elle, faute de quoi elle risquerait de sombrer dans l’abîme de la maladie où, sans pitié, l’enferme la santé du bon sens des autres. »

 

« Ils font cause commune avec le monde contre eux-mêmes, et le signe le plus parfait de leur aliénation, l’omniprésente marchandise, et leur propre transformation en appendice de tout le système, est pour eux un mirage où ils voient leur lien avec le monde. Les grandes oeuvres d’art et les constructions philosophiques sont restées incomprises non pas du fait de la distance qui les séparait du noyau de l’expérience humaine, mais pour la raison opposée ; cette incompréhension pourrait en effet se révéler n’être qu’une trop grande compréhension : la honte d’avoir sa part dans l’universelle injustice deviendrait écrasante si on se mettait à la comprendre. »

 

« Car le sacrifice que la société attend de chacun est tellement universel qu’il ne se manifeste en fait qu’au niveau de la société en tant que telle et non pas au niveau de l’individu. Elle a en quelque sorte pris à son compte la maladie de tous les individus ; et dans cette maladie, dans la folie accumulée qui est derrière les agissements fascistes et dans leurs innombrables préfigurations ou médiations, le désastre subjectif enfoui dans les profondeurs de l’individu rejoint le désastre objectif qu’on peut voir. Mais ce qui est désespérant, c’est qu’à la maladie de l’homme sain on ne peut pas opposer tout simplement la santé du malade, et qu’en fait l’état de ce dernier ne fait le plus souvent que représenter d’une façon différente le schéma du même désastre. »


 

« Ce qui de nos jours est exigé du penseur, ce n’est rien de moins que d’avoir à se tenir constamment au sein des choses et à l’extérieur des choses : le geste du baron de Münchhausen, qui prétend se tirer lui-même par les cheveux hors du marécage où il est embourbé, tel est maintenant le paradigme de toute connaissance qui veut échapper au dilemme qui ferait d’elle soit une constatation, soit un projet. »

 

« Mais, dès que la pensée répudie son inaliénable distance et tente par mille arguments subtils de prouver combien elle est juste littéralement, elle s’effondre. Si elle sort du champ du virtuel, de l’anticipation à laquelle aucune donnée individuelle ne saurait répondre pleinement, bref, si au lieu de se contenter d’interpréter elle tente de devenir simple affirmation, tout ce qu’elle énoncera sera effectivement faux. Son apologétique, inspirée par l’incertitude et la mauvaise conscience, est immédiatement réfutée par la démonstration de la non-identité qu’elle ne veut reconnaître et qui seule fait d’elle pourtant la pensée. »

 

« Quand les philosophes – auxquels, comme on sait, il n’a jamais été bien facile de se taire – s’engagent dans une discussion, ils devraient parler de façon à avoir toujours tort, mais de telle sorte qu’il apparaisse bien que leur adversaire est dans l’erreur. L’important n’est pas tant d’avoir des connaissances qui soient absolument vraies et irréfutables – ces dernières se réduisent en fin de compte immanquablement à des tautologies – que des connaissances par rapport auxquelles la question de la vérité se juge elle-même. »

 

T..W. Adorno, Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, « Critique de la politique », 20

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