lundi 26 février 2024

Point de vue du Fennec.

 


Je suis sorti de là. Le poil ébouriffé, les pattes engourdies. J’ai tendu le museau et n’ai senti que la torpeur. Je me suis dressé et d’un saut agile me suis extirpé. Il y avait une masse ocre et d’or. Partout, partout. Silencieuse, et lourde, avec cette densité minérale qui éprouve tous les sens de l’organisme. Avec cette luminosité solaire qui empêche de voir distinctement. Le sable s’écrasait de tout son poids sur les quelques rochers de basalte noir qui sortaient de son ventre. En ces saillies on avait l’impression que le sable s’ouvrait puis se refermait derrière mes pas. Comme ça, sans arrêt. Les rochers semblaient reposer sur une ondulation sans bruit, calmes, immobiles, éternellement. Les plus petits recouverts n’attendaient rien, ne pensaient rien. Les plus massifs effrontés se dressaient hirsutes vers le bleu du ciel, tendus vers l’impossible. C’était anonyme. Le soleil, le ciel, le sable, les rochers. Aucun d’eux n’avait encore de nom. Chez nous, vivants de passage, personne ne s’était levé et n’avait pointé son index pour désigner ce qui était là et serait encore là après le mot. Le monde était déjà complet. Pourtant, il n’avait pas de nom. Tout le monde était aveugle aux noms, car tout le monde voyait la vie. C’est à ce moment là que je les ai vus. Là bas de l’autre côté de la pente inclinée où je me tenais. Masqué par ces quelques arbustes, dont mordre l’écorce vous abreuve de fraîcheur.

Ils étaient deux, affairés et manifestement tendus sur la carcasse métallique de ces choses artificielles et laides qui parcourent notre espace. Le corps de l’un était allongé sous l’objet, tandis que l’autre s’inclinait, tenant au bout de ses membres des objets qui reflétaient une lumière bleue. J’ai compris en voyant les longues traînées qui étrillaient le sable en toute direction, qu’ils faisaient partie de ces bipèdes aux circulations répétées. Toujours dans le même axe. Comme si leurs parallèles se rejoignaient en un point imaginaire. Je me suis approché en sablant sur mes pas. Le poids de mon corps s’enfonçait tendrement dans le sable. Mon pelage à la chromatique du lieu me rendant invisible à leurs yeux. J’avais senti. Mon instinct attiré par l’exhalaison des rebuts de carne. Et surtout de l’eau qu perlait de l’arrière de la carcasse inanimée. Imparable. Accoutumé aux mélodies incompréhensibles de leur chant, j’ai rythmé au velours sable, mon avancée progressive.

- Marco. C’est bon j’ai repéré la fuite . C’est le carter de gaz-oil ! Pas de brèche ouverte, mais il suinte.

- Putain, le passage sur le fesh-fesh à la sortie de Kita. Quand on a entendu un choc violent sous la voiture…

- Attends, passe moi la clé plate de douze et ta lampe frontale. que je regarde mieux

- Antoine, il nous reste encore 290 bornes jusqu’à Nema. Et le dernier bidon d’essence est vide. On n’y arrivera jamais.

- Marco, bordel, vérifie le cric ! J’ai l’impression que la bagnole s’affaisse.

- Non c’est bon. Le cric est sur la plaque. Comment on fait Tonio ?

- A la mode routiers algériens. Découpe moi des morceaux de savon de Marseille. Et imbibe les d’eau. Sors moi les Hollywood qui sont dans la boite à gant. Ça va le faire !!! A Kita on trouvera mieux.

J’ai distinctement vu le plus petit des deux s’incliner avec un objet étrange et laisser un filet d’eau couler sur ses mains, tout en malaxant une pâte ivoire. Comment pouvait-il faire ça ? Laisser couler la vie aussi simplement sans la boire ? Une mare qui s’enfonçait inexorablement dans le sable, la brunissant jusque dans ses exhalaisons de vapeur humide. Il le fallait. Approcher encore plus, gratter et lécher… Le pur instinct. C’est à ce moment là que j’ai vu sa silhouette s’approcher. Il venait de si loin. Sa démarche était chancelante. Vêtu d’un tas de guenilles, la peau du visage ébène brûlée par le soleil, tee-shirt crasseux, pantalon déchiré aux genoux et d’étranges poches de plastique qui entouraient ses pieds, aux plaies apparentes sur les orteils. Quand il fut à la hauteur des deux autres, j’interrompais ma reptation prudente. Plus d’eau, le sable était redevenu or et brûlant.

- Antoine !

- Ouais attend, j’arrive ?

- Salam.

- Salam

- Any problem ?Where do you come from ?

- Do you have a little bit water ?

- Of course ! Have some… Are you alone ? And where do you come from ?

- From Nigeria.

- Nigeria ? But it’s such a long way ?

- I know, i have been walking and hitch-hiking for more than 3 months, now.

- And where are you going ?

- Till La Haye, in Nederland. I know people over there.

- But it’s more than 3000 kms.

- Of course, i know, but i won’t go home any more. I need to survive. I shall walk till the end. I just need water.

Je les ai distinctement vu s’asseoir en arc de cercle comme le font les sapiens sapiens. Celui qui s’était extrait de sous la carapace métallique, se frottait les mains dans le sable et son regard semblait médusé. Ils ont continué à parler longtemps et je voyais à nouveau la vie s’écouler de leur lèvres, à chaque fois qu’ils relevaient la tête en arrière. Ils ont parlé encore puis, se sont tus. Seule la gourde tournait entre leurs mains. Puis le bipède à la peau noire s’est relevé, a noué à sa ceinture un petit jerrican qu’on lui tendait, et il a enlacé les deux autres fermement. Sans se retourner, il a repris sa trace. Ma pupille dilatée fixait celui qui s’éloignait, quand ma langue desséchée lorgnait encore les traces de vie liquide aux pieds des deux autres sidérés par l’audace !. Peu à peu la silhouette de l’homme ébène devint délétère et floue, dilatée par la température du zénith. Je sus que j’allais plutôt le suivre. Lui. Car dans son rythme même, je ressentais la présence retrouvée de l'écorce terrestre. Au ras de laquelle - comme mes semblables- il allait vivre, marcher, se déchirer les extrémités des membres dans la caillasse, s’asseoir, se coucher, dormir à même le roc En conservant avec le sol un contact direct, sans intermédiaire. Une existence animale, brute, collée au sol, cette fraternelle cohabitation avec toutes les bêtes, dans les rangs desquelles certains sapiens sapiens savaient retrouver leur origine. Car dans chaque arrêt, dans l'immobilité retrouvée, la tension physique de l'effort soudainement relâchée, c'était la sensation merveilleuse d’exister simplement. Au moment où traversant la dune qui me permettrait de suivre le marcheur à distance, j’entendis le bruit sonore de la machine roulante qui partait à l’exact opposé. J’étais né là dans cet endroit que les bipèdes appellent désert, mais qui est beau parce qu'il ne ment jamais.


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