« Je
voudrais m'insérer dans le vide absolu et devenir le non-dit, le
non-avenu, le non-vierge par manque de lucidité. »
(Léo Ferré,
La solitude, 1971)
« Je sais des paradis tranquilles où les anges n'ont pas de vin à boire, mais des orages de raison » (Léo Ferré, Basta, 1973)
« Je sais des formules apprises. Je leur crachais dessus. Je sais des impossibilités pratiques. Je les décontenançais à force d'incroyable. (….) Elle prenait ça pour du génie..Mon génie, c'était justement de m'arrêter au bord du non dit et de l'informulé .» (Léo Ferré, Ludwig, 1982)
Il est convenu de considérer l’œuvre poétique de Léo Ferré comme une synthèse subtile entre d'un côté une certaine fidélité à la prosodie et à la métrique et de l'autre un dépassement sans borne du « vers libre », prenant à la lettre l'appel des surréalistes – notamment celui d'André Breton – pour qu'à travers les mots, « la beauté soit convulsive ! » Le tout sous-tendu par une posture volontairement provocatrice, une veine parfois perçue comme désespérée voire nihiliste, mais aussi et surtout un ancrage radical dans la pensée anarchiste. Léo Ferré serait l'homme révolté décrit par Albert Camus : l'homme qui dit non !
Historiquement
l'anarchie de Léo Ferré s’élabore au croisement de trois
dimensions : une enfance et adolescence surdéterminées par le
sentiment d'emprisonnement et de négation de sa subjectivité, un
dur cheminement d'apprenti-artiste (« chansonnier »)
conditionné par le contexte d'une culture populaire déjà devenue
marchandise vide de sens, enfin un climat intellectuel français
marqué par une bipolarisation trop caricaturale entre d'un côté,
les tenants d'un Sartrisme encore trop marxisant et de l'autre un
Aronisme, dont le libéralisme Tocquevillien cachait mal les
mécanismes d'oppression générés par le pouvoir économique. Dans
les années qui vont de 1960 à 1980, Léo Ferré ne trouvera ni chez
les structuralistes, ni chez ceux que l'histoire a qualifié de
« nouveaux philosophes » (comme une farce) de
véritable creuset philosophique pour nourrir son œuvre écrite.
Pourtant on a trop tendance à l'oublier, avant de donner entière
liberté à sa plume, Léo Ferré fréquente à Paris les
amphithéâtres universitaires de science politiques et de droit1.
Il est d'ailleurs remarquable- que sans s'être confié de façon
précise sur ces années de formation de jeune homme, il ait gardé
- comme un immense honneur - la chance d'avoir entretenu avec Gaston
Bachelard pendant de longues années, une correspondance entre
philosophie et poésie,
Certes
Léo Ferré en tant qu'artiste anarchiste est connu et discuté. Ce
serait toutefois une erreur d’isoler son ancrage philosophique
stricto sensu aux grandes figures philosophico-politiques diverses de
l'archipel anarchie (Michel Bakounine, Pierre Kropotkine, Jacques
Elisée
Reclus,) Car nous postulons que la posture perçue comme telle de Léo
Ferré, est inséparable d’une série d’options à la fois
métaphysiques, morales, politiques et esthétiques, à l’instar
des grandes philosophies classiques. A
travers un survol non exhaustif de l’œuvre de Léo Ferré2,
nous allons essayer de faire émerger trois dimensions essentielles
de son écriture, donc de sa pensée : celle d’expérience,
celle de crise, et celle de dépassement (ou dialectique).
I. Une philosophie de l’expérience
La
première grande figure tutélaire (jamais officiellement revendiquée
comme telle par Ferré) est celle de Hegel, notamment à travers sa
phénoménologie, dont le concept clé reste celle de l''expérience
du sujet comme première forme de construction de l'esprit. Léo
Ferré inonde l'ensemble de ses textes (poèmes et prose) de trois
caractéristiques fondamentales de l’expérience : celle
d'immanence, celle d'historicité, et celle de totalité. Mais il va
en enrichir le sens phénoménologique..
A/
L Immanence:
L’expérience
(et Léo Ferré le sait3)
c’est tout ce qui nous arrive. Par définition, ce dont nous
n’avons pas l’expérience, ce qui serait au-delà de
l’expérience, ne compte pas pour nous. L’expérience c’est
aussi notre histoire, individuelle et collective. Mais, chez Ferré,
cette histoire reste indéfiniment ouverte. Elle n’est pas tendue
vers un grand soir spéculatif, comme chez Hegel, ou vers des
lendemains qui chantent, comme chez Marx. Ensuite à l’idéalisme
hégélien, Ferré oppose un naturalisme de type darwinien
L’expérience n’est pas celle d’une entité plus ou moins
mystérieuse appelée « Esprit ». C’est plutôt celle d’un
corps sexué4
qui cherche à s’adapter au milieu en rétablissant un équilibre
perturbé. Et ce corps pensant est conçu comme un organisme en
perpétuelle mutation, ce qui signifie que l’origine des processus
les plus intellectuels est à rechercher dans les régulations de la
vie biologique. Toutefois, le biologisme de Ferré n’est pas
réductionniste. La connaissance est bien une forme d’adaptation
vitale, mais la spécificité des intérêts intellectuels se voit
toujours prise en compte. Et Ferré prend bien soin d’articuler la
matrice biologique de la vie à une matrice culturelle. Dans
cette logique d’adaptation, l’expérience est fondamentalement
une interaction sujet / milieu. C’est même cette interaction qui
est première et ce n’est que par abstraction que l’un ou l’autre
des termes peut être isolé. Un sujet est donc toujours situé.
L’expérience est ainsi une transaction continue. Continue parce
qu’elle ne cesse de surmonter les déséquilibres qui ne manquent
pas d’intervenir entre le sujet et son milieu et qui menacent de
rompre la transaction5.
Mais aussi parce que toutes les dimensions de l’expérience
(psychologiques, sociales et intellectuelles), s’enracinent dans la
vie biologique, sans qu’il y ait de ruptures entre elles, ni sans
qu’on puisse réduire les niveaux supérieurs aux inférieurs.
L’expérience de Ferré emprunte à celle de Hegel, mais elle
n’est pas celle des empiristes qui y voient le façonnage d’un
sujet passif par un milieu, c'’est un mélange d’activité et de
passivité, de projet et de réceptivité6.
B/
L'historicité et les invariants de l’expérience
L’expérience
est également d’ordre historique. L’expérience des médiévaux
mêlant le prosaïque au surnaturel et les problèmes aux mystères,
s’avère bien différente de la nôtre qui s’efforce de
distinguer l’objectif du subjectif ou encore les faits de leurs
interprétations. Il y a cependant des invariants. Empruntant à
Gaston Bachelard, Ferré, Ferré va en retenir trois.
Premier
invariant, nous pensons et agissons toujours dans un mélange de
stable et de mouvant7.
Dans l’expérience, des choses changent, mais nous ne pouvons
percevoir ce changement que si d’autres restent relativement et
provisoirement stables. En généralisant, nous avons toujours
affaire à un composé de certitudes et de doutes, de sécurité et
de risque, de chance et de malchance. Telle est la donnée
anthropologique fondamentale qui nous livre au relatif, à
l’imparfait, à l’insatisfaisant et définit notre condition
humaine. Cette donnée, la culture va l’interpréter, soit pour la
prendre en charge et la domestiquer, soit au contraire pour la nier.
Religion et métaphysique s’efforcent généralement de fuir le
changement en inventant des dualismes : le monde réel et le monde
des idées, la vie terrestre et le paradis. Ferré va sans cesse
chercher au delà des généalogies des arrières mondes
métaphysiques ou religieux8.
Pour lui, l'erreur philosophique revient toujours à convertir une
morale inavouée en cosmologie. Ayant identifié le stable avec le
bien, la métaphysique fait de ce stable, à l’instar du
platonisme, la structure du monde vrai, c'est-à-dire du monde des
idées. Cette stratégie se substitue à l'effort cognitif et
politique pour améliorer véritablement les choses du seul monde qui
nous est donné en partage.
Deuxième
invariant, l’expérience s’avère soit « consommatoire »,
c'est-à-dire jouissance immédiate des objets, soit « instrumentale
», tel le travail qui n’est qu’un moyen pour une fin. On peut
voir dans cette dualité les deux sources de la culture : esthétique
d’un côté, technique et scientifique de l’autre. Si Ferré sait
que le travail est à la source de la rationalité, s’il insiste
beaucoup sur la démarche de tâtonnement
incertain à travers la praxis subjective, il s’avère plus
sensible à l’art et la puissance de l'imaginaire, dans une
perspective d’habitation poétique du monde. Comme le montre bien
son texte Basta9,
Ferré n’entend pas sacrifier
l’esthétique à la science ou la technique, mais s’efforce de
définir un humanisme complet. L’homme pragmatiste est à la fois
un artisan du manuel et un poète. L’originalité de Ferré sera de
transposer l'esprit poétique de l'expérience dans une esthétique
du quotidien, débouchant sur un art de vivre et de faire descendre
les sciences de leur piédestal.
Le
troisième invariant de l’expérience se trouve dans la
communication entre les êtres à travers le langage. Mais la
communication langagière est comme Janus : elle est double
Elle peut être «
consommatoire »
et vide quand la conversation s’exerce pour elle-même et ne
confère aux événements évoqués, aucune nouvelle vie symbolique10.
Elle peut être instrumentale : le langage est l’outil des outils.
Au
lieu d’y voir l’expression d’une pensée déjà toute formée
dans l’intimité de la conscience, Ferré conçoit la communication
langagière différée (poésie, chant, mise en musique) comme
l’intériorisation d’une communication sociale. L’esprit, ce
dialogue entre soi et soi, naît de la conversation avec d'autres,
où l’on prend alternativement plusieurs rôles, défendant tantôt
la thèse et tantôt l’antithèse.
C/
La Totalité : C’est donc bien l’apprentissage tout au
long de la vie, et non la conscience qui caractérise l’expérience.
Et cet apprentissage est toujours culturellement déterminé. Ce que
l’on comprend bien en étudiant comment se forme l’expérience du
primitif ou celle de l’enfant. fera ainsi de l’habitude11,
le constituant ultime du moi, qu'il convient de dépasser par
l'expérience des sens, de l'abject comme du beau, donc de
l'enrichissement dialectique de l'imaginaire12.
L’expérience ne renvoie ni à l’Esprit de l’idéalisme
hégélien, ni à la conscience des cartésiens. C’est un processus
de transaction continue organisme-milieu, immergé dans le social et
dans l’histoire. Désormais, l’Esprit de Hegel n’est autre que
la culture, celle qu’appréhende le poète descendu de sa tour
d'ivoire, cette culture qui donne forme à l’expérience et qui
s’enrichit en retour des expériences individuelles.
II.
Une philosophie de la crise
La
deuxième grande source d'inspiration philosophique chez Ferré est
incontestablement une autre perspective phénoménologique, celle de
Edmund Husserl - dont le texte «La crise des sciences
européennes»13
- prophétique en 1935 pour plus tard (après l'holocauste) être
élargie par Hannah Ahrendt avec son ouvrage «La crise de la
culture »14 -
questionne sur le plan éthique la logique réifiante de la raison.
Mettant au premier plan la notion philosophique d’expérience,
l'écriture de Léo Ferré est aussi une écriture de la crise des
valeurs culturelles qui composent son quotidien15.En effet, l’expérience est faite d’équilibres et de
déséquilibres. Quand la transaction entre un organisme et son
milieu se rompt, il y a désadaptation. La crise constitue la prise
de conscience de cet échec. Quand un déséquilibre survient entre
lui et son milieu, un animal peu évolué n’aura d’autres choix
que de tenter de se réadapter par de nouveaux comportements. Il ne
peut que s’engager sans retenue. S’il échoue, il meurt. Une
amibe – disait K. Popper16
- s’en remet entièrement au milieu pour évaluer ses essais de
solution. À présent, quelle sera la réaction de l’humain ?
A/
La puissance de la logique déductive de la raison
L’homme,
lui, est capable de simuler la réaction du milieu. Il forge des
hypothèses, les essaye et les laisse mourir à sa place. La
simulation, la schématisation du réel à des fins adaptatives, sont
sans doute les fonctions les plus importantes de la culture. Simuler
c’est expérimenter sans risque, s’accorder un droit à l’erreur,
pouvoir faire de nouveaux essais. Bref, c’est rendre possible la
réflexivité et la réversibilité. Quand
l’expérience accède à la simulation, la désadaptation devient
problème. Le problème consiste dans la prise de conscience par le
sujet d’un déséquilibre qui ne peut être immédiatement résolu.
D’où la nécessité d’un dépassement. Mais comment le
dépassement est t' il possible ? Parce qu’une situation n’est
que rarement dans une indétermination totale et qu’à partir de ce
que l’on perçoit et de ce que l’on sait, il est possible d’aller
du connu à l’inconnu, d’anticiper, c'est-à-dire, par exemple,
de forger des hypothèses, y compris déraisonnables.
B/
L'insuffisance de la raison qui sépare : inférer sans
savoir...
Ce
processus, Ferré le nomme Technique
de l'exil17
et en propose une définition :
« Je
me propose, dans ma solitude définie, une morale non euclidienne. Le
plus court chemin d'une pitié à I' autre, ce n’est pas une
droite, c'est un sacré détour (…) Je songe à des photos du
moins. La poésie ainsi formulée - dans le manque - obligerait à
tout réinventer »
L’originalité
de la technique de l'exil
chez Ferré, c’est
de mettre l’accent sur la construction des problèmes De les faire
émerger, là où la morale et les codes sociaux ont établi de la
norme. Chez
Ferré la crise (personnelle, intersubjective, d'un groupe, d'une
société) et son dépassement - à la fois rationnel mais aussi
imaginaire - constitue la forme que prend désormais la pensée.
Penser, c’est se confronter à ce qui manque, ce qui est perdu, et
que l'on croyait constitutif d'une certaine forme de stabilité18.
Dès lors, si l’on veut qu’apprendre ait quelque chose à voir
avec penser, il faut introduire à l’école ce double esprit de la
raison et de l'imaginaire. Toutefois, en promouvant un apprentissage
par l’action, Ferré ne veut pas dire seulement qu’il faut faire
faire quelque chose à quelqu'un au lieu de le mettre en position
d’auditeur. Il veut dire que ces activités (faire
du jardinage, de la cuisine, construire une cabane , lire, écrire
jouer du piano ou écouter une œuvre,etc)
sont des projets qui pour être menés à bien, exigent d'admettre
qu'au bout du processus, il y aura toujours insatisfaction,
frustration, donc nouvelle crise. Pour
Ferré la philosophie de la crise fait du savoir, non pas un objet en
soi, valant pour lui-même, mais toujours un processus de
questionnement, cherchant à maintenir l'équilibre précaire pour
chacun, entre raison positive et déraison de l'imaginaire.19
III/
Une philosophie du dépassement.
Pour
Ferré, la crise de la culture provient du fait que l’héritage de
la modernité n’est pas totalement assumé. D’un côté, la
tradition philosophique, modifiée par le christianisme, continue
d’influencer la culture20.
Ainsi, les dualismes paralysants de l’être et du devenir, de la
théorie et de la pratique, de l’intérêt et de l’effort,
demeurent encore indépassés, parce que construits sur des socles de
perceptions ni-polarisées. Finalement lorsque Ferré clame qu' « il
faut mettre Euclide dans une poubelle 21»,
ou que « ces
équations vont bien finir par nous tomber sur la gueule22»
il
ne dit peut-être rien d'autre
que ce monde moderne n’a pas encore trouvé à s’exprimer
philosophiquement. La philosophie peine à reconnaître la raison
comme processus. Elle l'a définitivement installée comme destinée
humaine, lui conférant par la même sa « dialectique
négative 23» :
la barbarie. C'est là la troisième source d'inspiration
philosophique présente dans l'écriture de Léo Ferré. Celle d'un
dépassement critique inspiré par l’École de Francfort,
notamment à travers des auteurs comme Théodor Adorno ou Walter
Benjamin, qui connaissaient trop l'importance de l'imaginaire
esthétique dans toute praxis individuelle et collective Les
traditions empiristes et rationalistes ont beaucoup de mal à prendre
en compte les spécificités de l'imaginaire, ce qui supposerait
d’accepter une nouvelle logique. L'utilitarisme instrumental de
l’esprit scientifique pénètre toutes les sphères de la culture,
mais sous la forme d’un doute brouillon et désordonné, qui
assèche et ruine la capacité créatrice des êtres. La
crise de la culture est donc un conflit entre autorités symboliques
se prétendant porter l'esprit rationnel et désaliéné de l'homme24.
A/
La négation de toute autorité (celle de la raison) d'où qu'elle
vienne.
Évidemment,
la pensée 68 (auquel son œuvre aura contribué) a dénoncé la
folie du scientisme et son matérialisme supposé, responsables de la
crise de la culture. Mais, chez Ferré, la bombe atomique ne fait pas
le procès de la science. Elle fait plutôt celui de la guerre, donc
d’une réalité éthique préexistant à l’âge de la science.
C’est bien la survie de cette manière archaïque de régler les
conflits qui fait problème et non les moyens- effrayants par
ailleurs - dont elle se dote aujourd’hui. Au lieu d’accuser la
science de tous les maux et d’essayer de la mettre sous tutelle, il
s’agit, pour Ferré, de transposer dans le domaine de l’éthique
au sens large - c'est-à-dire celui des choses humaines - cette
méthode d’investigation par l'expérience, qui a fait ses preuves
dans les sciences de la nature. Le mal vient en effet de ce que les
résultats de la science bouleversent l’aspect matériel de la vie
quotidienne, sans que l’esprit scientifique proprement dit
n’atteigne encore la morale, la politique et les mœurs en général.
Celles-ci restent soumises à des croyances et des traditions d’un
autre âge, tout en étant érodées par un doute diffus et confus25.
Ferré n’est pas pour autant positiviste, encore moins scientiste.
Il n’entend pas faire de la méthodologie des sciences de la nature
le modèle exclusif de la rationalité. Ce qu’il veut dire, c’est
que les sciences de la nature ont réussi historiquement à incarner,
dans le domaine qui est le leur, une démarche
de dépassement critique de nos certitudes, de re-problématisation
de nos conforts intellectuels, processus qui ont vocation - une fois
dépouillés des spécificités propres de telle ou telle discipline
- à s’appliquer désormais à toute la culture. Ce sera le rôle
de la nouvelle logique d’en expliciter les caractéristiques, de
questionner l’interaction entre données et conditions, faits et
théories, ou encore les caractères toujours provisoires des
résultats. Naturellement cette démarche générale
d’auto-correction permanente de l’expérience, devra s’infléchir
en passant par le crible des représentations artistiques, et par un
examen critique de l'histoire des arts, de la littérature. Si
faire des inférences, si imaginer l'autre
impossible26
est l’occupation principale de la vie, on comprend la nécessité
d’une éducation de la pensée qui n’est autre qu’une éducation
à la dialectique raison/imaginaire27.
B/
La dialectique raison/imaginaire comme principe éthique de l'esprit
L’extension
du dépassement de toute crise par l' imaginaire s’avère
particulièrement nécessaire. Ferre nous rappelle dans tous ses
textes que nous sommes passes de la raison pure, faculté des
principes premiers et absolus, à l’intelligence de l’expérience.
Les principes éthiques ne sont plus des impératifs catégoriques
qui permettraient de trancher à tout coup sûr entre
le bien et le mal,
comme le voulait Kant. Ce sont plutôt des clés pour l’analyse des
cas complexes, qui révèlent des conflits de normes. Dans un tel
cadre, on le voit, le problème du mal cesse d’être théologique,
il est plutôt d’ordre ontologique. II n’est plus centré sur le
péché ou la faute28,
mais vise à soulager les maux de l’humanité. Certes nous abordons
les situations éthiques avec des principes qui tiennent à notre
expérience historique formée à l’école des religions, à celle
des Lumières. Mais cet héritage ne nous fournit pas directement des
solutions, ni même des règles à appliquer. Seulement un horizon de
sens comme le respect des personnes, le souci de les regarder
toujours comme des fins et non comme des moyens. C'est peut être le
seul point où Ferré reste kantien. L’éthique est de fait
emportée dans la reconnaissance du changement qui caractérise la
modernité. Désormais, on ne juge pas un état, mais un mouvement,
un progrès ou une régression, bref une direction. La morale a
affaire à des processus de croissance ou de décroissance
psychiques. Pour Ferré, seul le dépassement est une fin morale en
soi29.
Ce qui signifie que le processus éducatif et le processus éthique
ne font qu’un.
Conclusion
Pour
Léo Ferré, le moderne dont nous héritons constitue un mélange
incohérent d’ancien et de nouveau. Le processus de sécularisation
de la culture et de la société entrepris par les Lumières doit se
poursuivre. Mais il doit s’accomplir de manière intelligente. Rien
ne serait plus nocif que de mettre tout en question sans critique
argumentée. Ce serait ignorer la véritable signification de la
dialectique entre certitude et doute qui anime la raison moderne. En
revanche, la solution à la crise ne peut passer que par une
extension résolue du domaine de l'imaginaire, à toutes les sphères
de la société, et en particulier à ceux de l’éthique et du
politique. Qui restent encore trop asservis aux traditions
religieuses où idéologiques. La contribution proprement poétique
à une telle entreprise sera donc chez Ferré de faire émerger
l iceberg caché de la science instrumentale déshumanisante.
Trop
de dualismes, comme celui de la théorie et de la pratique, de la
culture et de la technique, de l’intérêt et de l’effort,
paralysent nos pensées éthiques, dont l'imaginaire reste « le
bateau ivre »
de l'incertitude. Dans
un monde en crise - parce que c'est la nature même de la pensée non
clôturée sur elle même - il n’est de place pour aucun absolu,
aucune transcendance. C’est à l’homme d’assurer avec ses
seules forces, sa responsabilité dans tous les domaines de l’humain.
Telle est pour Ferre l’exigence des Lumières. Refuser cette
responsabilité conduit à l’intégrisme ou au nihilisme, dont on
voit les ravages aujourd’hui. Le rôle de la
poésie de l'expérience, de la crise et du dépassement
est donc d’accompagner la sécularisation intégrale de la
société, en esthétisant le quotidien.
1Belleret
(R) : Léo Ferré, une vie d'artiste, Ed Actes Sud -
Léméac, Paris, 1996, p 87- 92
2Nous
renverrons ici aux textes écrits de Léo Ferré, publiés de son
vivant ou après sa mort et compilés dans l'anthologie : Léo
Ferré, Les chants de la fureur, Ed Gallimard & La Mémoire
et la Mer, Paris, 2013.
3Cf
L'importance des faits vécus dans l' enfance in Ferré (L) :
Benoît Misère, Ed Gufo del Tramonto, Sienne, 1989
4La
solitude,, in opus cité, p 437
5Das
Kapital, in opus cité, p 120
6Peut-on
définir quoi que ce soit, in opus cité, p 1412
7Critique
de la raison commune, in opus cité, p 1413
8Le
Chien, in opus cité, p 405
9Basta,
in op cité, p 479-493
10Words,
words, words, in opus cité p
541
11Je
ne sais pas ce qui est à moi, in opus cité, , p 1440
12L'imaginaire,
in opus cité, p 552
13Husserl
(E) : La crises des Sciences Européennes (1935) , Ed
Tel-Gallimard, Paris 1989
14Ahrendt
(H) : La Crise de la culture, Ed Gallimard, coll.
« Folio », Paris, 1972
15Ludwig,
in opus cité : p 545
16Popper
(K) : Conjectures
et réfutations : la croissance du savoir scientifique,
Ed Payot, Paris 1985, p 122
17Techniques
de l'exil, in opus cité,, p 647
18La
violence et l'ennui, in opus cité, p 425
19Métamec,
in opus cité, p 773-776
20Psaume
151, in opus cité, p 140
21Préface,
in opus cité, p 413
22Il
n' y a plus rien, in opus cité, p 415
23Adorno
(T) : La dialectique négative, Ed Payot, Paris , 1978
24Nos
structures, in opus cité, 1481-1482
25La
méthode, in opus cité, p 634-646
26La
marge, in opus cité, p 822
27L'imaginaire
(version complète et inédite), in opus cité, p 1467-1481
28Oh
Nietzsche agrippé aux naseaux de Turin, in opus cité, p 596
29La
mémoire et la mer (version longue), in opus cité p 798-815
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire