lundi 29 février 2016

Le nouveau militantisme aveugle .



"Le Rationalisme traditionnel sépare la théorie et le pragmatique. La pensée serait dans l'esprit mais l'existence est, pour lui, hors de l'esprit. Dès lors les deux formes de réalité ne peuvent plus se joindre. Si l'on met par hypothèse la pensée en dehors de l'existence, l'abîme qui les sépare ne peut plus être franchi. La seule manière de résoudre la difficulté, ce serait donc de ne pas admettre ce vide entre l'existence et la pensée. Si la pensée est un élément du réel, si la pensée fait partie de l'existence et de la vie, il n'y a plus d'« abîme », il n'y a plus de « saut périlleux ». Il faut seulement voir avec lucidité comment ces deux réalités peuvent participer l'une de l'autre. Lier la pensée à l'existence, lier la pensée à la vie, telle est l'idée fondamentale du Pragmatisme." (E.Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, 1914)



L’effet conjugué des ravages structurels du capitalisme mutant et des processus d’individualisation de la conscience sont en vogue bien avant l’effondrement du Mur de Berlin. A cette époque les analystes patentés nous expliquent qu’avec la fin de division bipolaire du Monde, triomphe le modèle de la social-démocratie avec marché –certains allant même jusqu’ à affirmer que l’Histoire est finie ) et que de façon concomitante le seul travail de la conscience collective réside dès lors dans une forme d’ observatoire permanent des libertés fondamentales. Désengagement syndical, désengagement politique, démobilisation du mouvement associatif revendicatif, le paysage social français et européen ressemble de plus en plus à un champ de bataille déserté par une armée en déroute. Alors que la réalité est tout autre et qu’au quotidien chacune et chacune (avec des niveaux de consciences divers) découvre avec effroi et drame parfois, la réalité brute : la dictature sourde, inodore et incolore de l’idéologie unique : celle du marché aussi appelé Capital.

En Novembre-Décembre 1995, puis en 2003 dans de vastes mobilisations de plusieurs semaines le mouvement ouvrier français réaffirme – dans une dernière configuration classique de type front de classe - sa défense du système dit redistributif d’après guerre. Les traditionnelles intersyndicales (locales et/ou nationales) doivent alors composer avec des formes nouvelles d’organisations (informelles, non hiérarchiques) et – même si les médias ne l’analysent pas comme tel – se trouvent renvoyées aux limites structurelles et réifiées de leur soit disant représentativité. Face à cet engouement pour un militantisme new look (festif, ludique, patati, patata) et dans l’illusion de la victoire collective - ayant empêché la destruction d’un certain nombre de principes fondamentaux – le séisme qui était déjà sous-jacent n’est pas analysé avec rigueur et les armées « vielles gardes » ou « fun » en restent aux sempiternelles querelles de stratégie.

Vingt ans plus tard, alors que l’offensive du capitalisme mondial a eu raison des formes spécifiques du « modèle français » (Loi sur la durée du travail salarié, Code du travail et Conventions collectives, Services Publics privatisés, Sécurité Sociale, Retraite, Laïcité des institutions dites publiques, etc) et que l’ensemble des forces syndicales et associatives se sont désagrégées, on voit apparaître sur la nouvelle « scène militante » de nouveaux sigles et surtout de nouvelles formes organisationnelles, censées démontrer la vivacité de la conscience critique

Mon propos ne sera pas ici de faire l’état des lieux de toutes ces formes nouvelles d’organisations mais d’esquisser un début d’analyse sur cet « engouement » récent autour des COLLECTIFS et d’essayer de comprendre ce qui de militant à militant se dit sans se dire, derrière ce qui se vit dans la réalité. Le champ militant - qu’il soit local national ou transnational - n’échappe pas à cette logique et je formule l’hypothèse qu’ à trop vouloir « fédérer », à trop vouloir « maintenir coûte que coûte » ce qu’en d’autres temps on appelait le Front de Classe, on ne fait finalement qu’épuiser un peu plus les militants actifs, pour un résultat dont, ni les média, ni l’opinion publique ne sont finalement dupes.

Le constat de départ s’impose comme une nécessité : les reculs et les défaites successifs sur le plan des droits sociaux comme sur celui des libertés, à l’échelle nationale comme continentale puis mondiale, le tout combiné à la réalité d’organisations (politiques, syndicales et/ou associatives) qui voient leurs adhérents quitter les rangs (Fin d’une tranche d’age post 68 ? Amertume ? Fatigue ? Aveu difficile d’une défaite générationnelle ?) ont naturellement obligé à cette idée de compenser les pertes internes :
1/ par un gain quantitatif pensé à travers le trans-organisationnel ;
2/ par le secret espoir que de cette confrontation des champs d’action de chaque organisation à travers une question d’actualité commune, pourrait naître une nouvelle forme d’interrogation du Politique (je souligne avec un P majuscule) susceptible d’attirer de nouvelles formes de conscientisations, donc de nouveaux et « frais » militants.
Les années 1997-2002 – notamment à travers l’expérience Française d’ATTAC comme à travers le développement des forums mondiaux (qu’on n’appelait pas encore alter) ont consacré cet optimisme d’une nouvelle vision militante, où le nouveau credo devenait : Au delà des appartenances, penser global -agir local !
Je ne développerai pas ici les limites, autant d’ATTAC que des Forums Sociaux, quelque soit aujourd’hui leur implantation géographique. Mais je ne peux pas ne pas lister sous forme de constats - qu’il nous faut examiner de façon lucide et critique- les limites de ces nouvelles formes de militantisme, dont l’émergence folle des Fameux Collectifs est porteuse.

A/ Sur le plan du gain qualitatif :
A-1 : Les dénis de droits et de libertés prenant leur origine principale dans un ordre socio-économique particulier, certains collectifs en sont aujourd’hui arrivés à se concentrer sur des formes apparentes, manifestes et réelles, générant un agrégat de collectifs hyper-spécialisés qui se côtoient les uns les autres sur un même espace, sans se rendre compte (du moins leur stratégie donne-t-elle cette impression) que leur problématique générale est commune
A-2 L’extrême souci de rassembler au plus large sur une injustice précise implique souvent que le(s) mot(s) d’ordre devienne(nt) de fait une formulation sur la base du plus petit dénominateur commun. On est alors dans le registre de la dénonciation « plaintive » ne pouvant pas prendre le risque de faire exploser ce que l’on pense comme seul rapport de force existant.
A-3 : Le collectif fait façade en apparence, mais chacun sait que chaque organisation qui le compose ne peut à la fois quitter son champ d’action, ni ses orientations et décisions stratégiques : là encore le débat du TRANS est parfois esquissé mais ne dépasse jamais le stade d’une nouvelle orientation Politique d’Action, synonymes pour certains membres de leur disparition à brève échéance, mais surtout révélateur pour d’autres du fameux syndrome d’ instrumentalisation inacceptable au nom du principe démocratique.
A-4 : Les collectifs bousculent les schémas pré-construits des champs assignés aux organisations mais aussi les habitus militants, c’est à dire les formes d’apparition de chaque organisation : caricaturalement l’humanitaire laïque, l’assistance et les grands principes de libertés aux association, les droits et les intérêts des travailleurs aux syndicats, l’organisation générale socio-économico-culturelle aux partis politiques. Or la donne est aujourd’hui bousculée et renversée fondamentalement dans chaque mini-thématique qui donne naissance à un collectif.. Tout le monde le sait. Mais personne - siégeant au nom d’une organisation dans un collectif - ne peut l’avouer publiquement, se condamnant autant comme militant que condamnant sa boutique à un aveu de défaite historique.
A-5 Dans cette logique où plus que l’avenir de la lutte du Collectif, il s’agit en réalité de montrer qu’en tant qu’organisation, on est toujours là, aucun débat théorique d’importance sur la base d’une nouvelle donne1 et au pire dépense militante importante dans des aspects communication ou de vulgarisation toujours présentée comme festive (ce que j’appelle les grandes kermesses).

B/ Sur le plan du gain quantitatif :
B-1 Chaque organisation compte moins de militants en interne, mais l’externalisation de certaines de ses revendications dans plusieurs collectifs nécessite autant de militant(e)s spécialistes qu’en interne. Au bout du compte certains militants actifs en interne cumulent doubles tâches en externe… jusqu’à un seuil de rupture, qui peut les faire quitter la pratique militante de manière souvent amère et rédhibitoire.
B-2 Ces militant(e)s qui doivent se séparer d’une conscience globale en interne pour une conscience atomisée en externe, en arrivent à passer plus de temps à essayer de donner une cohésion au collectif, qu’ à re-problématiser autrement en interne.. Ce qui parfois constitue un manque considérable (en terme d’expérience), et renvoie à la lancinante question de la formation des jeunes… Mais que fait donc l’Ecole ?
B-3 Les militant(e)s qui cumulent une activité interne et une représentativité externe, peuvent parfois avoir l’impression d’une conscience double : globale et ordonnée au sein de l’organisation, atomisée et en apparence désordonnée au sein des collectifs : à ceux-celles qui résistent à cette figure du double, est alors souvent renvoyée la notion paradoxale de radicalité.
B-4 : On arrive (et les récentes manifestations pour les Sans Papiers comme pour leurs enfants) à la situation ubuesque où les communiqués de Presse et/ou tracts d’appels comptent plus de signatures organisationnelles que de personnes physiques réellement présentes. Comment alors parler d’un rapport de force crédible ? E pensons-nous honnêtement que tant les sphères de Pouvoir que l’Opinion Publique en soient dupes ?
B-5 Alors qu’il conviendrait de faire un état des lieux sur nos schémas, nos langages et nos pratiques susceptibles d’attirer de nouveaux(elles) militant(e)s, les collectifs - qui n’empêchent pas le départ régulier des militants – n’ apparaissent parfois que comme l’ultime arbre qui voudrait masquer la paysage désastré de la forêt (ou arène) politico-syndical(e).

Si en d’autres époques il était de bon ton de « courir parce que le vieux monde était derrière nous » j’ose ici renverser la proposition et m’adresser aux Partisans convaincus des Collectifs : courir ne sert à rien si l’analyse du vieux monde n’a pas été faite. Autrement dit, il nous faut regarder la réalité avec lucidité. Et si des choix s’imposent, il faut que notre présence persistante au sein de Collectifs, soit motivée par de véritables dimensions politiques . Résister est une chose ? Mais résister les yeux bandés ne doit pas devenir une fin en soi. Et je n'ai encore pas abordé la question du cuber militantisme "douillet" de clavier". Si signer une pétition à distance pouvait changer les choses, cela se saurait....




jeudi 25 février 2016

Poste d'essence

" La construction de la vie se trouve pour l'instant bien davantage sous l'emprise des faits que des convictions. Et à la vérité de faits tels qu'ils ne sont presque jamais, ni nulle part, devenus le fondement de convictions.
La véritable activité littéraire dans ces conditions ne saurait prétendre se dérouler dans un cadre littéraire - plutôt cela est-il l'expression usuelle de sa stérilité. L' efficacité littéraire la plus significative ne peut résider que d'une alternance rigoureuse entre l'action et l'écriture : elle doit se développer dans les tracts, brochures, articles et affiches, les formes simples qui correspondent à son influence au sein de communautés agissantes, et ce mieux que le geste prétentieux et universel du livre. Seule une langue prompte se montre efficacement à la hauteur de l'instant. 
Finalement les opinions sont pour l'appareil géant de la vie sociale ce que l'huile est pour les machines. On ne se place pas devant une turbine pour l'inonder avec de l'huile de machine : on en injecte un peu dans des rivets et des joints dissimulés, qu'il faut connaître..."

(Walter Benjamin, Rue à sens unique, 1928) 


 

mercredi 24 février 2016

Sahara Lumber.


Grenade dans l'orchestre à cordes,
colis piégé au garden party.
Officiellement y a du désordre,
dans le journal, c'était marqué.

Vous êtes partis pour la campagne
n'est-ce pas, Mister, vous vous souv'nez?
Le beau soleil et puis bang! bang!
La marina était minée.

Le gros Dow Jones a débandé,
les héritières pissaient la peur.
Qu'est-ce que vous dites? Ils ont enl'vé
jusqu'au ministre de l'Intérieur?
Sahara Lumber.

Vitres blindées contre la haine,
l'aéroport, faut faire ça vite;
un visa pour le Liechtenstein.
Hélas! La terre est si petite.

Au point précis Zéro Zéro,
à l'heure dite de l'Histoire,
rencontrez donc votre bourreau,
le Métronome de l'Espoir.

Ajoutons-y quelque clarté:
Que dit le Grand Inquisiteur?
"Excès de générosité."
Vous avez trop donné, Mister.
Sahara Lumber.

Donné l'amour aux petits couples
et l'Amérique aux plus méchants,
l'éternité aux Béotuks,
donné le temps au govern'ment.

L'argent à ceux qui en ont déjà
et la musique à Yamaha.
Donné tout le ciel à GM
et le soleil et son système.

Livré ma s'ur aux enfants d'chiennes
qui n'ont de c'ur qu'après cinq heures.
La fin du monde à ceux qui viennent;
pus d'eau, pus d'air et pus de fleurs
Sahara Lumber.

Pour être "légal", vous êtes "légal",
d'ailleurs on a tout visionné
avec les yeux noirs de Bhopâl.
C'est just'qu'on est un peu tannés

D'vous entend' dire du Saint-Jacques Club:
"De toutes façons on s'ra pas là
quand les chimistes vont manger le globe,
quand l'océan explosera."

Vous avez le sens des affaires,
le flair, le timing des voleurs.
On a l'instinct des mammifères
et l'habitude de la douleur.
Sahara Lumber.

Nous, Antilopes de la Nuit
buvant aux sources confidentielles,
Communards Capiteux des Fruits
de tous les arbres du réel.

Nous, Chevaliers de l'Apex
signant du X de l'esclave,
on a signé pendant des siècles
avec du sang et de la bave.

Pour que le printemps nous revienne,
obligatoire que le grain meure.
Mettons qu'à soir vous êtes les graines,
nous autres on va faire les semeurs.
Sahara Lumber.

Vous n'êtes pas faits pour cette planète,
immenses ingrats et mal élevés;
buvez le fond de vos canettes,
les musiciens sont arrivés.

On va vous jouer un, deux, trois, quatre,
le concerto pour corde au cou.
Mesdames, Messieurs, Spécial Cravates,
ça va swinger pas mal beaucoup.

Debout! C'est l'heure de la prière
à Notre-Dame-des-Horreurs.
Y a une erreur dans le dictionnaire
car le mot terre vient de terreur.
Sahara Lumber

(Richard Desjardins - 2003)


mardi 23 février 2016

Los olvidados



 


Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui - en ce début d'année 2016 via les réseaux sociaux - se sont montrés zélés promoteurs de la série récemment diffusée par Arte, appelée Trepalium. Fable socio-politique (relativement mal mise en scène et surtout très caricaturale), elle pose la question d'un monde divisé en deux camps : d'un côté ceux qui esclaves disposent d'un travail salarié totalement aliénant parce que vide de sens, et de l'autre, tous ceux sans emploi, inutiles, considérés comme déchets et voués à la précarisation culturelle et sanitaire, parqués qu'il sont derrière un mur dont les images de l'actuel territoire israélien n'ont rien à envier...

Il est paradoxal qu'au moment où :
- la très médiatique "question des migrants" (sic) atteint un seuil tel, que l'ensemble des ONG annoncent une catastrophe humanitaire à venir sans précédent sur le territoire européen ;
- l'ensemble des frontières des pays limitrophes de la Grèce dressent un rideau de fer (subtil mixte de barbelé et de contrôles sans ménagement au faciès) ;
- le Royaume du Maroc se prépare à bâtir un véritable mur physique entre sa frontière et celle de l'Espagne
- où finalement à force de populisme réactionnaire, même les gouvernants des états nantis rétablissent entre eux le contrôle des passeports, pourtant devenues obsolètes si l'on s'en réfère aux Traités européens  (France, Allemagne, Belgique, Suède, Danemark, etc ?) ;
il est paradoxal donc (sauf pour les lecteurs attentifs de Jorge Luis Borges ou de René Girard) qu'une fiction nous dévoile dans toute sa crudité insoutenable, dans toute sa barbarie, l'état actuel du Monde et des rapports sociaux qui le composent ...

Aucun mur - qu'il soit en béton où pervers arsenal sémantico-juridico-législatif - n'empêchera les cris de la pulsion de vie de se manifester. Ces murs de la honte sont de ce point de vue plus signifiants de la pulsion de mort morbide dans laquelle le Capital essaie de maintenir l'illusion d'un monde civilisé. En d'autres temps "des vieux" appelaient cela le Spectacle. La boucle est bouclée.
Entre l'obscurantisme religieux et les lumières blafardes de la Raison utilitaire devenue folle, tous ces réfugiés outre qu'ils nous rappellent à l'essence nomade de l'humanité, sont peut-être la chance de demain...

mercredi 17 février 2016

Ce que parler veut dire-3


 


      
 
"Même si l' Aufklärung a constitué une phase très importante de notre histoire et du développement de la technologie politique, je crois qu'il faut remonter à des processus beaucoup plus éloignés si l'on veut comprendre par quels mécanismes nous nous sommes retrouvés prisonniers de notre propre histoire.
Je voudrais suggérer ici une autre manière d'avancer vers une nouvelle économie des relations de pouvoir, qui soit à la fois plus empirique, plus directement reliée à notre situation présente, et qui implique davantage de rapports entre la théorie et la pratique. Ce nouveau mode d'investigation consiste à prendre les formes de résistance aux différents types de pouvoir comme point de départ. Ou, pour utiliser une autre métaphore, il consiste à utiliser cette résistance comme un catalyseur chimique qui permet de mettre en évidence les relations de pouvoir, de voir où elles s'inscrivent, de découvrir leurs points d'application et les méthodes qu'elles utilisent. Plutôt que d'analyser le pouvoir du point de vue de sa rationalité interne, il s'agit d'analyser les relations du pouvoir à travers l'affrontement des stratégies.
Par exemple, il faudrait peut-être, pour comprendre ce que la société entend par «être sensé», analyser ce qui se passe dans le champ de l'aliénation. Et de même, analyser ce qui se passe dans le champ de l'illégalité pour comprendre ce que nous voulons dire quand nous parlons de légalité. Quant aux relations de pouvoir, pour comprendre en quoi elles consistent, il faudrait peut-être analyser les formes de résistance et les efforts déployés pour essayer de dissocier ces relations."

Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir», in Dits et écrits tome IV texte n°306

Ce que parler veut dire-2


«On me dira : vous voilà bien, avec toujours la même incapacité à franchir la ligne, à passer de l’autre côté, à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas. Toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire. Pourquoi, ces vies, ne pas aller les écouter là où, d’elles-mêmes,elles parlent ? Mais d’abord, de ce qu’elles ont été dans leur violence ou leur malheur singulier, nous resterait-il quoi que ce soit, si elles n’avaient, à un moment donné, croisé le pouvoir et provoqué ses forces ? N’est-ce pas, après tout, un des traits fondamentaux de notre société que le destin y prenne la forme du rapport au pouvoir, de la lutte avec ou contre lui ? Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à ses pièges. Les paroles brèves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoir et les existence les plus inessentielles, c’est là sans doute pour celles-ci le seul monument qu’on leur ait jamais accordé ; c’est ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à nous.» 


( Michel Foucault , «La vie des hommes infâmes» 
1ère éd. 1977 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988,Paris, Gallimard, 2001 p. 241)


mardi 16 février 2016

Ce que parler veut dire....





"Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots, un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c'est à l'aide de mots que le maître transmet son savoir à ses élèves, qu'un auditeur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. Les mots provoquent des émotions et constituent pour les hommes le moyen général de s'influencer réciproquement."

  Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1916, Payot, 1965, p.7-8.

 
"L'efficacité symbolique des mots ne s'exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l'exerce comme fondé à l'exercer ou, ce qui revient au même, s'oublie et s'ignore, en s'y soumettant, comme ayant contribué, par la reconnaissance qu'il lui accorde, à la fonder.(...) La plupart des conditions qui doivent être remplies pour qu'un énoncé performatif réussisse se réduisent à l'adéquation du locuteur - ou, mieux, de sa fonction sociale - et du discours qu'il prononce : un énoncé performatif est voué à l'échec toutes les fois qu'il n'est pas prononcé par une personne ayant le « pouvoir » de le prononcer, ou, plus généralement, toutes les fois que « les personnes ou circonstances particulières » ne sont pas « celles qui conviennent pour qu'on puisse invoquer la procédure en question », bref toutes les fois que le locuteur n'a pas autorité pour émettre les mots qu'il énonce."

  Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 103-119.

Pour l'homme désarmé devant l'arme qui bouge...

Pour ce rythme inférieur dont t'informe la Mort
Pour ce chagrin du temps en six cent vingt-cinq lignes
Pour le bateau tranquille et qui se meurt de Port
Pour ce mouchoir à qui tes larmes font des signes

Pour le cheval enfant qui n'ira pas bien loin
Pour le mouton gracieux le couteau dans le rouge
Pour l'oiseau descendu qui te tient par la main
Pour l'homme désarmé devant l'arme qui bouge

Pour tes jeunes années à mourir chaque jour
Pour tes vieilles années à compter chaque année
Pour les feux de la nuit qui enflamment l'amour
Pour l'orgue de ta voix dans ta voix en allée

Pour la perforation qui fait l'ordinateur
Et pour l'ordinateur qui ordonne ton âme
Pour le percussionniste attentif à ton coeur
Pour son inattention au bout du cardiogramme

Pour l'enfant que tu portes au fond de l'autobus
Pour la nuit adultère où tu mets à la voile
Pour cet amant passeur qui ne passera plus
Pour la passion des araignées au fond des toiles

Pour l'aigle que tu couds sur le dos de ton jeans
Pour le loup qui se croit sur les yeux de quelqu'un
Pour le présent passé à l'imparfait du spleen
Pour le lièvre qui passe à la formule Un

Pour le chic d'une courbe où tu crois t'évader
Pour le chiffre évadé de la calculatrice
Pour le regard du chien qui veut te pardonner
Pour la Légion d'Honneur qui sort de ta matrice

Pour le salaire obscène qu'on ne peut pas montrer
Pour la haine montant du fond de l'habitude
Pour ce siècle imprudent aux trois quarts éventé
Pour ces milliards de cons qui font la solitude

Pour tout ça le silence...


(Léo Ferré - Requiem)

L'image du monde...


 




 
 
" 2.1 - Nous nous faisons des images des faits.
2.11 - L'image présente la situation dans l'espace logique, la subsistance et la non-subsistance des états de choses.
2.12 - L'image est un modèle de la réalité.
2.21 - L'image s'accorde ou non avec la réalité ; elle est correcte ou incorrecte, vraie ou fausse.
2.225 - Il n'y a pas d'image vraie a priori.
3 - L'image logique des faits est la pensée.
3.001 - « Un état de choses est pensable » signifie : nous pouvons nous en faire une image.
3.01 - La totalité des pensées vraies est une image du monde.
3.02 - La pensée contient la possibilité des situations qu'elle pense. Ce qui est pensable est aussi possible.
3.03 - Nous ne pouvons rien penser d'illogique, parce que nous devrions alors penser illogiquement.
3.031 - On a dit que Dieu pouvait tout créer, sauf seulement ce qui contredirait aux lois de la logique. - En effet, nous ne pourrions pas dire à quoi ressemblerait un monde « illogique ».
3.032 - Figurer dans le langage quelque chose de « contraire à la logique », on ne le peut pas plus que figurer en géométrie par ses coordonnées une figure qui contredirait aux lois de l'espace ; ou donner les coordonnées d'un point qui n'existe pas."
  Ludwig Wittgenstein :  "Tractatus logico-philosophicus" Paris, Gallimard, 1997, p 95
Illustration de  Fliegende Blattera (1892)

lundi 15 février 2016

Métaphores-1

"Comment le capital trouve sa substance et son essence dans le travail vivant, de telle manière qu’il provient exclusivement de lui, ne peut se passer de lui, ne vit que pour autant qu’il puise à chaque instant sa vie dans celle du travailleur, vie qui devient ainsi la sienne, c’est ce qu’exprime à travers toute l’œuvre de Marx le thème du vampire. « Le capital est du travail mort qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage". 

Marx II. une philosophie de l’économie, Michel Henry, éd. Gallimard, coll. Nrf, 1976, p. 435

 

samedi 13 février 2016

Et au bout de cet abîme ? La catastrophe ?


" - Et au bout de cet abîme ? La catastrophe ?

- Je crois à la catastrophe finale. Pour un peu plus tard. Je ne sais pas quelle forme elle prendra, mais je suis absolument sûr qu'elle est inévitable."
"L'apocalypse atomique est devenue une vision de concierge : si elle est, sans doute, vraisemblable et fondée, elle n'est pas intéressante. C'est le destin de l'homme, en dehors de tous ces « accidents », qui est intéressant. Etant aventurier de nature, il ne finira pas dans son lit. Si tout va bien, il finira en dégénéré, impotent, une caricature de lui-même (...). Il ne peut se renouveler indéfiniment, étant donné le rythme accéléré de l'histoire, mais il peut se maintenir encore quelques siècles, comme survivant. Tout ce que fait l'homme se retourne contre lui : c'est là son destin, et la loi tragique de l'histoire. On paie pour tout, pour le bien et pour le mal."

(Cioran, Entretiens, pp. 57 [1979] et 161 [1985].)




"Ma pensée a toujours été apocalyptique. (...) Ma vision est apocalyptique, mais je ne dis pas que la fin du monde va venir demain. Je ne dis pas non plus qu'elle ne viendra pas. Et sur ce plan nous en sommes exactement au même point que ceux qui nous ont précédés : nous ne savons pas (...) Seuls le sacré et le poétique peuvent sauver les sociétés, parce qu'il peuvent créer des inter-dits, des mystères, des rituels qui évacuent la violence. Il faut penser le religieux archaïque non pas en termes de liberté et de morale, mais dans ceux d'un mécanisme de sélection naturelle. Au départ, l'invention du religieux est intermédiaire entre l'animal et l'homme. Mon livre La violence et le sacré n'est pas suffisamment situé dans un contexte d'évolution qui présuppose des centaines de milliers d'années, c'est-à-dire un temps absolument inconcevable pour l'homme. Si j'avais à le réécrire, il serait autre et montrerait qu'à cette échelle évolutive le hasard opère différemment, puisque la mort y supprime tous les « mauvais » hasards. Le mécanisme du bouc émissaire peut se penser comme une source de bonnes mutations biologiques et culturelles."


"J'aurais tendance à dire que Satan a perdu son pouvoir de mise en ordre, le pouvoir d'ordonner la société, mais qu'il n'a pas perdu son pouvoir de désordre. Satan, sur terre, là où il est tombé, ne peut plus s'enchaîner, établir l'ordre de sa propre transcendance, donc il est déchaîné, déchaîné dans son pouvoir de semer le désordre. C'est l'image de l'Apocalypse. (...) Les tentatives d'établissement d'un ordre divin ici-bas continueront à se succéder. L'erreur des idéalistes est de croire sans faille à ces tentatives, alors que la violence reste intérieure au monde. Le triomphe de la croix est le fait d'une infime minorité ; de sorte que, même si Satan est vaincu à chaque fois qu'un individu est sauvé, son pouvoir demeure. (...)

Satan a été vaincu. Mais les hommes, au lieu de construire l'ordre qu'ils désirent, risquent finalement de détruire tout à fait le monde. Cet état de choses est historique."


(R. Girard, Celui par qui le scandale arrive, 2001, éd. "Pluriel", pp. 117, 135 et 148.)




mercredi 3 février 2016

A propos de dialectique...



 
DEUX CATEGORIES.



"Tu vois, le monde se divise en deux catégories.
Ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent... 
Toi, tu creuses..."
(Sergio Leone, 1969, Le Bon, La Brute et le Truand.)






“ Le monde se divise en deux catégories ”.


1. “ Ceux qui ont un pistolet chargé ” (et le font savoir :)



1.1. Les militaires, policiers, gendarmes et terroristes, les chasseurs et collectionneurs.



1.1.1. Ceux qui sont propriétaires des moyens de fabriquer le pistolet et la pelle.(Les politiques & les banquiers)

1.1.2. Ceux qui pensent l’ordre de tenir le pistolet chargé (les politiciens)

1.1.3. Ceux qui donnent l’ordre de tenir le pistolet chargé (les officiers).

1.1.5. Ceux qui exécutent les ordres (cf. 2.2 ).



1.2. Les pirates, mercenaires et bandits.

1.3. Les révoltés, régicides et révolutionnaires.





2. Et ceux qui creusent ( qui sont :)



2.1. Ceux qui le font contraints (les aliénés, les prisonniers, les chinois).

2.1.1. Ceux qui ont pensé le trou et la pelle (les inventeurs de religion, les savants).

2.1.2. Ceux qui ont appris à penser le trou et la pelle (les techniciens, les informaticiens).



2.2. Ceux qui le font pour leur maître (les mammifères, les domestiques en livrée ou non, le salariat élargi).

2.2.1. Ceux qui ont fabriqué la pelle pour creuser (le prolétaire, l’affamé de tous les pays).



2.3. Ceux qui le font dans leur intérêt (les esclaves, les professions libérales).

2.3.1 Ceux qui ont dit qu’il fallait penser le trou et la pelle, que c’était bon pour “ la richesse des nations. ” (les philosophes anglo-saxons)





Et vous, où en êtes-vous ?

(Avec l'aimable autorisation des Editions Idéaux Carré)
 

Point de vue de l’Aranea

    Ils avaient cherché refuge dans ces pierres ancestrales, accumulées les unes sur les autres depuis longtemps, et soudées par la magie d’...