"Le
Rationalisme traditionnel sépare la théorie et le pragmatique. La
pensée serait dans l'esprit mais l'existence est, pour lui, hors de
l'esprit. Dès lors les deux formes de réalité ne peuvent plus se
joindre. Si l'on met par hypothèse la pensée en dehors de
l'existence, l'abîme qui les sépare ne peut plus être franchi. La
seule manière de résoudre la difficulté, ce serait donc de ne pas
admettre ce vide entre l'existence et la pensée. Si la pensée est
un élément du réel, si la pensée fait partie de l'existence et de
la vie, il n'y a plus d'« abîme », il n'y a plus de « saut
périlleux ». Il faut seulement voir avec lucidité comment ces deux
réalités peuvent participer l'une de l'autre. Lier
la pensée à l'existence, lier la pensée à la vie, telle est
l'idée fondamentale du Pragmatisme."
(E.Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, 1914)
L’effet conjugué des ravages structurels du
capitalisme mutant et des processus d’individualisation de la
conscience sont en vogue bien avant l’effondrement du Mur de
Berlin. A cette époque les analystes patentés nous expliquent
qu’avec la fin de division bipolaire du Monde, triomphe le modèle
de la social-démocratie avec marché –certains allant même
jusqu’ à affirmer que l’Histoire est finie ) et que
de façon concomitante le seul travail de la conscience collective
réside dès lors dans une forme d’ observatoire permanent des
libertés fondamentales. Désengagement syndical, désengagement
politique, démobilisation du mouvement associatif revendicatif, le
paysage social français et européen ressemble de plus en plus à un
champ de bataille déserté par une armée en déroute. Alors que la
réalité est tout autre et qu’au quotidien chacune et chacune
(avec des niveaux de consciences divers) découvre avec effroi et
drame parfois, la réalité brute : la dictature sourde, inodore
et incolore de l’idéologie unique : celle du marché aussi
appelé Capital.
En Novembre-Décembre 1995, puis en 2003 dans de vastes
mobilisations de plusieurs semaines le mouvement ouvrier français
réaffirme – dans une dernière configuration classique de type
front de classe - sa défense du système dit redistributif
d’après guerre. Les traditionnelles intersyndicales (locales et/ou
nationales) doivent alors composer avec des formes nouvelles
d’organisations (informelles, non hiérarchiques) et – même si
les médias ne l’analysent pas comme tel – se trouvent renvoyées
aux limites structurelles et réifiées de leur soit disant
représentativité. Face à cet engouement pour un militantisme
new look (festif, ludique, patati, patata) et dans l’illusion
de la victoire collective - ayant empêché la destruction d’un
certain nombre de principes fondamentaux – le séisme qui était déjà
sous-jacent n’est pas analysé avec rigueur et les armées
« vielles gardes » ou « fun » en restent aux
sempiternelles querelles de stratégie.
Vingt ans plus tard, alors que l’offensive du
capitalisme mondial a eu raison des formes spécifiques du « modèle
français » (Loi sur la durée du travail salarié, Code du
travail et Conventions collectives, Services Publics privatisés,
Sécurité Sociale, Retraite, Laïcité des institutions dites
publiques, etc) et que l’ensemble des forces syndicales et
associatives se sont désagrégées, on voit apparaître sur la
nouvelle « scène militante » de nouveaux sigles et
surtout de nouvelles formes organisationnelles, censées démontrer
la vivacité de la conscience critique
Mon propos ne sera pas ici de faire l’état des
lieux de toutes ces formes nouvelles d’organisations mais
d’esquisser un début d’analyse sur cet « engouement »
récent autour des COLLECTIFS et d’essayer de comprendre ce
qui de militant à militant se dit sans se dire, derrière ce qui se
vit dans la réalité. Le champ militant - qu’il soit local
national ou transnational - n’échappe pas à cette logique et je
formule l’hypothèse qu’ à trop vouloir « fédérer »,
à trop vouloir « maintenir coûte que coûte » ce qu’en
d’autres temps on appelait le Front de Classe, on ne fait
finalement qu’épuiser un peu plus les militants actifs, pour un
résultat dont, ni les média, ni l’opinion publique ne sont
finalement dupes.
Le constat de départ s’impose comme une
nécessité : les reculs et les défaites successifs sur le plan
des droits sociaux comme sur celui des libertés, à l’échelle
nationale comme continentale puis mondiale, le tout combiné à la
réalité d’organisations (politiques, syndicales et/ou
associatives) qui voient leurs adhérents quitter les rangs (Fin
d’une tranche d’age post 68 ? Amertume ? Fatigue ?
Aveu difficile d’une défaite générationnelle ?) ont
naturellement obligé à cette idée de compenser les pertes
internes :
1/ par un gain quantitatif pensé à travers le
trans-organisationnel ;
2/ par le secret espoir que de cette confrontation
des champs d’action de chaque organisation à travers une question
d’actualité commune, pourrait naître une nouvelle forme
d’interrogation du Politique (je souligne avec un P majuscule)
susceptible d’attirer de nouvelles formes de conscientisations,
donc de nouveaux et « frais » militants.
Les années 1997-2002 – notamment à travers
l’expérience Française d’ATTAC comme à travers le
développement des forums mondiaux (qu’on n’appelait pas encore
alter) ont consacré cet optimisme d’une nouvelle vision
militante, où le nouveau credo devenait : Au delà des
appartenances, penser global -agir local !
Je ne développerai pas ici les limites, autant
d’ATTAC que des Forums Sociaux, quelque soit aujourd’hui leur
implantation géographique. Mais je ne peux pas ne pas lister sous
forme de constats - qu’il nous faut examiner de façon lucide et
critique- les limites de ces nouvelles formes de militantisme, dont
l’émergence folle des Fameux Collectifs est porteuse.
A/ Sur le plan du gain qualitatif :
A-1 : Les dénis de droits et de libertés
prenant leur origine principale dans un ordre socio-économique
particulier, certains collectifs en sont aujourd’hui arrivés à se
concentrer sur des formes apparentes, manifestes et réelles,
générant un agrégat de collectifs hyper-spécialisés qui se
côtoient les uns les autres sur un même espace, sans se rendre
compte (du moins leur stratégie donne-t-elle cette impression) que
leur problématique générale est commune
A-2 L’extrême souci de rassembler au plus large
sur une injustice précise implique souvent que le(s) mot(s) d’ordre
devienne(nt) de fait une formulation sur la base du plus petit
dénominateur commun. On est alors dans le registre de la
dénonciation « plaintive » ne pouvant pas prendre
le risque de faire exploser ce que l’on pense comme seul rapport
de force existant.
A-3 : Le collectif fait façade en apparence,
mais chacun sait que chaque organisation qui le compose ne peut à la
fois quitter son champ d’action, ni ses orientations et décisions
stratégiques : là encore le débat du TRANS est parfois
esquissé mais ne dépasse jamais le stade d’une nouvelle
orientation Politique d’Action, synonymes pour certains membres de
leur disparition à brève échéance, mais surtout révélateur pour
d’autres du fameux syndrome d’ instrumentalisation
inacceptable au nom du principe démocratique.
A-4 : Les collectifs bousculent les schémas
pré-construits des champs assignés aux organisations mais
aussi les habitus militants, c’est à dire les formes d’apparition
de chaque organisation : caricaturalement l’humanitaire laïque,
l’assistance et les grands principes de libertés aux association,
les droits et les intérêts des travailleurs aux syndicats,
l’organisation générale socio-économico-culturelle aux partis
politiques. Or la donne est aujourd’hui bousculée et renversée
fondamentalement dans chaque mini-thématique qui donne naissance à
un collectif.. Tout le monde le sait. Mais personne - siégeant au
nom d’une organisation dans un collectif - ne peut l’avouer
publiquement, se condamnant autant comme militant que condamnant sa
boutique à un aveu de défaite historique.
A-5 Dans cette logique où plus que l’avenir de
la lutte du Collectif, il s’agit en réalité de montrer qu’en
tant qu’organisation, on est toujours là, aucun débat
théorique d’importance sur la base d’une nouvelle donne1
et au pire dépense militante importante dans des aspects
communication ou de vulgarisation toujours présentée comme festive
(ce que j’appelle les grandes kermesses).
B/ Sur le plan du gain quantitatif :
B-1 Chaque organisation compte moins de militants
en interne, mais l’externalisation de certaines de ses
revendications dans plusieurs collectifs nécessite autant de
militant(e)s spécialistes qu’en interne. Au bout du compte
certains militants actifs en interne cumulent doubles tâches en
externe… jusqu’à un seuil de rupture, qui peut les faire quitter
la pratique militante de manière souvent amère et rédhibitoire.
B-2 Ces militant(e)s qui doivent se séparer d’une
conscience globale en interne pour une conscience atomisée en
externe, en arrivent à passer plus de temps à essayer de donner une
cohésion au collectif, qu’ à re-problématiser autrement en
interne.. Ce qui parfois constitue un manque considérable (en terme
d’expérience), et renvoie à la lancinante question de la
formation des jeunes… Mais que fait donc l’Ecole ?
B-3 Les militant(e)s qui cumulent une activité
interne et une représentativité externe, peuvent parfois avoir
l’impression d’une conscience double : globale et ordonnée
au sein de l’organisation, atomisée et en apparence désordonnée
au sein des collectifs : à ceux-celles qui résistent à cette
figure du double, est alors souvent renvoyée la notion paradoxale de
radicalité.
B-4 : On arrive (et les récentes
manifestations pour les Sans Papiers comme pour leurs enfants) à la
situation ubuesque où les communiqués de Presse et/ou tracts
d’appels comptent plus de signatures organisationnelles que de
personnes physiques réellement présentes. Comment alors parler d’un
rapport de force crédible ? E pensons-nous honnêtement que
tant les sphères de Pouvoir que l’Opinion Publique en soient
dupes ?
B-5 Alors qu’il conviendrait de faire un état
des lieux sur nos schémas, nos langages et nos pratiques
susceptibles d’attirer de nouveaux(elles) militant(e)s, les
collectifs - qui n’empêchent pas le départ régulier des
militants – n’ apparaissent parfois que comme l’ultime arbre
qui voudrait masquer la paysage désastré de la forêt (ou arène)
politico-syndical(e).
Si en d’autres époques il était de bon ton de
« courir parce que le vieux monde était derrière nous »
j’ose ici renverser la proposition et m’adresser aux Partisans
convaincus des Collectifs : courir ne sert à rien si
l’analyse du vieux monde n’a pas été faite. Autrement dit, il
nous faut regarder la réalité avec lucidité. Et si des choix
s’imposent, il faut que notre présence persistante au sein de
Collectifs, soit motivée par de véritables dimensions politiques .
Résister est une chose ? Mais résister les yeux bandés ne
doit pas devenir une fin en soi. Et je n'ai encore pas abordé la question du cuber militantisme "douillet" de clavier". Si signer une pétition à distance pouvait changer les choses, cela se saurait....